Libre et ouvert, oui, mais pour qui ?

Le logiciel « libre et ouvert » fut une belle utopie, née au début de l’épopée de l’ordinateur personnel, et qui mourra probablement avec la récupération quasi-totale de ce mouvement par quelques firmes oligopolistiques, dans le courant de cette décennie. Pourquoi une vie si brève ? Probablement parce que, dès le début, un non-dit s’est glissé dans la définition de l’enjeu du mouvement par ses propres acteurs : libre et ouvert, oui, mais pour qui ?

C’est dans la confusion entre ces deux notions, propriété commune et accès libre, que réside le drame de la tragédie des communs – un drame de la pensée. C’est également dans cette confusion que le succès de cette thèse trouve ses racines, dans la mesure où elle rejoint le prêt-à-penser néolibéral qui régnera sans partage sur les politiques de développement [à partir des années 1980].

– Robert Barbault et Jacques Weber, La vie, quelle entreprise ! (2010)

Une tragédie en trois actes

Avant de rentrer dans l’analyse de cette question, rappelons la tragédie en trois actes qui s’est déroulée depuis 10.000 ans dans les domaines de l’agriculture, des pêcheries, et de la plupart des activités humaines dépendantes des ressources de la biosphère. Premier acte : il y a plusieurs milliers d’années, les groupes humains, chacun selon son système de représentations, mettent au point par tâtonnements successifs les modalités d’accès aux ressources dont leurs vies dépendent, puis définissent des principes de transférabilité de ces droits d’accès, et de répartition des fruits tirés de ces ressources. Deuxième acte : les millénaires passent, arrive le 19e siècle et la révolution industrielle. Ces droits et modes de gestion coutumiers paraissent désuets, il est décidé en haut lieu de « libérer les ressources » afin « d’ouvrir des marchés » au dynamisme des entrepreneurs. Troisième acte : les décennies passent, arrive la fin du 20e siècle et le début de la crise écologique. Il devient difficile d’ignorer que les idéologies du libre accès et du progrès industriel ont surtout permis la dévastation des ressources en très peu de temps, il est donc de nouveau décidé en haut lieu de « remettre de l’ordre » dans tout cela, la plupart du temps sans réglementation étatique, néolibéralisme oblige ! Il est alors fait appel à des instruments « de marché » : quotas, permis, droits que tout un chacun peut vendre et acheter à loisir. Le résultat est immédiat : les gros acteurs achètent la liberté de continuer la surexploitation des ressources, les petits acteurs disparaissent, les ressources continue de se raréfier. Nous en sommes là.

Dans le cas du logiciel « libre et ouvert », nous en sommes bien au troisième acte. Les exemples de prédation de ces ressources immatérielles par des individus et organisations sans scrupules, pullulent. L’exemple le plus ironique est peut-être celui des logiciels libres de l’infrastructure du Bitcoin dont le pillage aboutit à remplacer un système d’exploitation financière par un autre. Les prédations plus subtiles sont aussi les plus courantes. C’est alors le principe de réciprocité de l’effort qui n’est jamais respecté : le travail bénévole de quelques-uns aide la plupart des autres à s’enrichir. La liberté promise devient ainsi surtout celle d’exploiter son prochain sans contrepartie, ce qui sied finalement parfaitement à la logique des entreprises capitalistes. Face à ces abus, des tentatives de rétro-pédalages peu crédibles, afin d’imposer une ouverture forcée, aboutissent à des situations qui démontrent par l’absurde l’inanité du principe fondateur de la démarche. Et oui, le laisser-faire, c’est bien d’abord la loi du plus fort.

Il y a comme un ressentiment amer, mêlé d’idéalisme tenace, dans les propos de Jean-Paul Smets : « la raison d’être première du logiciel libre n’est pas de répondre à un besoin financier. On peut constater facilement que le logiciel libre est majoritairement produit par des gens qui n’ont pas de problèmes de fin de mois. » Terrible aveu de l’incapacité de ce modèle hybride « libéral-communiste » à faire revenir la valeur vers ceux qui la produisent, le condamnant ainsi inéluctablement. Le destin de cette communauté pourrait-il s’expliquer par la méconnaissance, répandue à notre époque, du mécanisme des communs, qui n’est justement pas équivalent à celui d’un accès « libre et ouvert » ? Pour le définir, prenons un exemple volontairement peu exotique, mis en exergue par Barbault et Weber (op. cit.) : « dans le Valais suisse, neuf vallées sur dix ont […] les forêts et pâturages en propriété commune […], ce qui signifie : i) ressources et usagers sont limitativement définis ; ii) les conditions d’accès sont définies, contrôlées et sanctionnées ; iii) les coûts de gestion et de contrôle sont assumés […]. » Et les auteurs de conclure : « plus la durée de comparaison est importante, plus la propriété commune l’emporte en efficience sur la propriété privée. »

Une gouvernance pour les communs

Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie, enrichira pendant des décennies la Bibliothèque numérique des communs de l’Université d’Indiana sur le sujet : ce ne sont pas les exemples qui manquent, à travers le temps et l’espace, dont les entrepreneurs peuvent s’inspirer. David Bollier dans son livre La renaissance des communs, pour une société de coopération et de partage, répète inlassablement le message : la liberté, ce n’est pas la libre jouissance d’une ressource qui se raréfie par l’action même des individus qui sont censé en prendre soin, c’est la mise au point de jeux coopératifs favorisant la création de richesses partagées. En effet, dans son fameux livre, Governing the Commons, Ostrom précise que la gouvernance « polycentrique » des communs repose sur 8 principes que l’on retrouve dans toutes les situations où des ressources sont partagées par de nombreux individus de manière durable.  Et cela continue de fonctionner de manière extrêmement efficace.

Mais en pratique, pour un entrepreneur, que faire ? Pourquoi donner accès aux fruits de son travail à tous, et surtout aux oligopoles qui menacent, à terme, sa propre activité ? Effectuer le dépôt d’une marque, d’un brevet sur certains aspects-clés d’une technique, permet ensuite d’exempter de redevance ses partenaires, donc de créer un système d’entraide mutuelle avec ses alliés, et des rapports de force avantageux avec ses adversaires, ou de forcer l’adoption de ses propres standards par tout un écosystème, comme l’a récemment expérimenté le constructeur de voitures électriques Tesla. Bref, cela permet de mettre sur pied un véritable système de propriété commune… qui n’a plus rien à voir avec l’accès « libre et ouvert » ! Dans cette nouvelle voie, explorée récemment par Michel Bauwens, les ressources communes sont développées à partir d’engagements réciproques, au sein de coalitions entrepreneuriales formées par les producteurs de ces ressources eux-mêmes, permettant ainsi la pérennité de leur production.

Contrairement à ce que laissent entendre certains, il n’y a pas de tragédie des communs, seulement une résignation collective à l’état actuel du monde. Mettons-nous au travail ?

 

Source : blog de David Bourguignon

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