Michel Bauwens : « L’économie peer-to-peer est plus productive car elle est passionnelle »

Michel Bauwens, théoricien du pair à pair, sort la semaine prochaine son nouveau livre Sauver le monde, Vers une société post-capitaliste avec le peer-to-peer. L’occasion pour Julien Cantoni de lui poser quelques questions en prévision de l’événement que nous organisons autour de Michel Bauwens le 18 mars.

Comment définiriez-vous l’économie p2p et qu’apporte-t-elle spécifiquement ?

La spécificité de l’économie p2p est qu’elle repose sur des communautés de contributeurs qui cherchent avant tout à créer du commun sans se soucier, à priori, du profit qui pourra en être dégagé. Ces communautés produisent des ressources qu’elles partagent pour répondre à leurs besoins avant tout, sans pour autant renier toute forme de profit. Le profit peut en être une résultante mais pas l’objectif et quand il survient, il bénéficie aux contributeurs. Le p2p, qui est une forme d’économie de réseaux, en ce sens se distingue d’autres formes d’économies naissantes basées également sur des logiques de réseaux, dans lesquelles des individus réalisent des transactions sous la forme collaborative mais qui, pour certaines, restent très installées dans la logique du profit et de la compétition. Ces formes d’économies s’apparentent à l’économie p2p mais leur finalité n’est pas orientée vers les communs.

 Comment définiriez-vous le commun ?

Il s’agit de la production par des contributeurs de ressources qui sont ensuite partagées par la communauté de contributeurs. Dans l’histoire, la production et la préservation de communs par des communautés de contributeurs se limitaient à des ressources naturelles ou des biens physiques dans des zones géographiques peu étendues. La gestion raisonnée et communautaire de forêts, de zones de pêches sont parmi les premières manifestations de cette économie du commun. La nouveauté qu’apporte l’introduction des technologies numériques dans notre monde, est qu’elle permet de créer des communs universels immatériels à l’échelle de la planète à un coût de reproduction marginal. Ces communs portent sur la connaissance, les logiciels et le design dont wikipédia est l’un des exemples emblématiques.

Cette émergence commence peu à peu à s’introduire dans le monde physique, j’évoque dans ce livre notamment l’expérience de wikispeed qui a réussi à traduire avec succès ce mouvement dans le monde de l’automobile, certes, encore à une échelle réduite. Mais cette contagion au monde physique s’appuie sur les communs de la connaissance, du logiciel, du design portés par des plateformes distribuées, la finance collaborative, les réseaux sociaux, dont la convergence combinée à la miniaturisation des machines industrielles rematérialise de façon distribuée ces communs immatériels.

Vous décrivez dans votre livre le modèle p2p comme un système hyperproductif applicable tant aux biens immatériels que matériels, plus efficace que le modèle de production capitaliste et en décrivez trois axiomes, pouvez-vous expliquez brièvement ces axiomes et les illustrer ?

Pour résumer, ces axiomes consistent à considérer que la productivité augmente de façon spectaculaire lorsqu’une entreprise, un écosystème d’entreprise, une économie combinent à la fois le maximum d’ouverture et une forme de coopération avec le capital. La circulation de la connaissance, comme le favorisent les licences libres, engendre l’innovation et la productivité. Plusieurs études ont démontré que les brevets retardent d’environ vingt ans l’innovation. C’est ce qu’a compris Tesla par exemple en ouvrant ses brevets malgré son avance technologique.

Par ailleurs, les ressources immatérielles, matérielles sont toujours plus nombreuses à l’extérieur d’une organisation qu’en son sein. Mais cette économie des réseaux bien qu’en fort développement reste embryonnaire, elle doit coopérer avec le capital pour se développer.

Enfin, un autre critère fondamental qui augmente la productivité de l’économie p2p est qu’elle est une économie passionnelle, de l’engagement volontaire, basée sur la motivation intrinsèque des contributeurs ce qui décuple ses forces par rapport aux systèmes économiques ancestraux, dominants encore aujourd’hui basés sur des motivations extrinsèques imposées de l’extérieur.

Pour résumer, ces axiomes consistent à considérer que la productivité augmente de façon spectaculaire lorsqu’une entreprise, un écosystème d’entreprise, une économie combinent à la fois le maximum d’ouverture avec la coopération avec le capital.

Donc aujourd’hui au stade du développement qui est le sien dans une économie avant tout capitaliste, un modèle p2p serait le plus efficace quand il est extrêmement ouvert et qu’il coopère avec le modèle capitaliste le plus répandu. En ce sens le modèle p2p ne serait donc pas un modèle anti-capitaliste mais post-capitaliste ? Quelle est la nature de ce mécanisme de dépassement/conservation ?

Il existe aujourd’hui une co-dépendance entre les modèles p2p et le capital, l’un et l’autre s’exploitent mutuellement, le premier pour se développer, le second pour se maintenir. Le problème de la coopération avec le capitalisme provient de sa tentative de capter toute la survaleur produite par la coopération entre contributeurs. Cette nétarchie capitaliste, que certaines plateformes en plein essor[0] incarnent, mobilise la coopération de contributeurs mais capture le commun qui s’en dégage avec une logique propriétaire tournée uniquement vers le profit. Des formes encore au stade embryonnaire de coopératives ouvertes, de coalitions entrepreneuriales ouvertes, peuvent organiser la redistribution aux contributeurs et aux utilisateurs du surprofit lié à l’hyperproductivité du p2p.

L’utilisation réciproque du modèle p2p par le capitalisme et du capitalisme par le p2p est-elle une phase de transition vers un modèle alternatif qui rendra au long cours marginal le modèle capitaliste ?

Au stade de son développement actuel, le modèle p2p n’est pas en capacité de s’auto-reproduire, de devenir lui-même système, tout l’enjeu est de bâtir les modèles économiques, juridiques qui permettront cette auto-reproduction. Le capitalisme joue un rôle extractif tant au plan des ressources naturelles, des biens matériels et immatériels que de la force de travail. Nous réfléchissons dans le monde p2p à comment tenir compte de ce phénomène pour favoriser l’émergence et la protection d’alternatives basées sur une logique du commun. Le principe des « licences à réciprocité renforcée » consiste à donner un cadre juridique pour organiser des contreparties différenciées selon la nature du prélèvement qui est réalisé sur la production en commun. IBM, entreprise capitaliste, a largement contribué au développement de Linux en le finançant pour ensuite faire usage de logiciels libres dans ses activités capitalistes. Les licences à réciprocité renforcée cherchent à encadrer ce type de coopération en permettant aux contributeurs p2p de conserver une partie de la valeur pour pouvoir se développer, aux entreprises capitalistes de réutiliser la production libre moyennant une redevance, aux utilisateurs et aux contributeurs, de bénéficier de ressources très accessibles ou gratuites.

Nous voyons de nouvelles initiatives émerger, tout particulièrement en France, orientées vers le prototypage de l’openhardware durable dans le but d’un déploiement à grande échelle[1] ou vers la promotion de tiers lieux tournés vers le commun[2], de nouvelles monnaies complémentaires à vocation sociale et solidaire[3]. Comment analysez-vous cette émergence et quelles sont ses chances de succès ?

Les approches de pair à pair opensource, libres et ouvertes, se déploient progressivement. Cantonnées dans un premier temps au logiciel, elles touchent désormais toutes les sphères de l’économie, mais au stade du prototypage le plus souvent. Ces initiatives étaient jusque-là fragmentées. Elles commencent à voir poindre effectivement des solutions qui permettront de les relier entre elles. En faisant système, le déploiement du p2p pourra s’accélérer et atteindre une échelle bien plus importante. Ce qui est notable par ailleurs dans ces approches, c’est qu’elles permettent de relier plus clairement les approches opensource à deux domaines essentiels qui, jusqu’à présent, eux aussi restaient au stade embryonnaire : celui de l’écologie et de la transition énergétique et celui de l’économie sociale et solidaire.

Ces convergences sont très prometteuses pour bâtir un monde plus durable et solidaire.

Les logiques de plateforme permettent très souvent de relier ce qui ne l’était pas auparavant. Peut-on imaginer l’émergence de plateformes libres et ouvertes dans l’esprit opensource comme alternative aux plateformes netarchiques à la logique propriétaire[4] ?

Effectivement, un double mouvement opensource peut faciliter la construction d’interactions plus riches entre ces acteurs et les communautés qui gravitent autour. Le projet faircoop va également dans ce sens en cherchant à fédérer diverses initiatives orientées vers le commun. Ce sont à la fois, des outils de gestion et des web services opensource mais également des modes collaboratifs de gouvernance et de redistribution de la valeur qui permettront de renforcer les solidarités entre les acteurs du monde de l’open puis qui, cela se construisant, pourront apporter des solutions à haute valeur ajoutée aux entreprises plus traditionnelles. L’essor de telles plateformes permettrait aux entreprises de réorienter leur stratégie afin d’être simultanément plus efficaces, de soutenir un monde ouvert et durable et de promouvoir la production libre et solidaire.

Jeremy Rifkin évoque la baisse inexorable du coût marginal qui engendre une survaleur liée à l’effet plateforme qui pour l’heure bénéficie à quelques grands opérateurs de plateformes. Comment redistribuer le surprofit des plateformes collaborativement selon vous ? N’y a-t-il pas nécessité de bâtir un modèle de répartition de la valeur qui hybriderait le modèle capitaliste et le modèle coopératif ?

Au-delà des licences à réciprocité renforcée que nous avons évoquées précédemment, des acteurs comme sensorica promeuvent les « open value networks » permettant de comptabiliser chaque contribution et de redistribuer les éventuels profits en fonction des contributions. Ce mode de redistribution des profits engendrés par la collaboration, encore en construction, est une des manières d’imaginer, en effet, la préservation de la valeur dans la sphère du commun et ainsi d’éviter le caractère extractif de la valeur par le modèle capitaliste démultiplié par la collaboration.

Il semble que tous les ingrédients techniques soient réunis pour basculer dans le p2p. Toutefois, n’y a-t-il pas avant tout un travail à accentuer sur les modifications des représentations relatives au capital, à la propriété, au travail, à l’autorité pour toucher un large public ? Comment cette tache considérable pourrait-elle être le plus efficacement conduite et de surcroit à grande échelle ?

Tout d’abord, il est vrai qu’une inversion des valeurs est à l’œuvre comme lors de grandes mutations qui ont jalonné l’histoire et que je détaille dans cet ouvrage. Dans ces phases, ce phénomène d’inversion est toujours limité aux consciences anticipatrices capables de détecter les signaux faibles d’un changement profond. La crise climatique, les questions de la biodiversité en sont un bon exemple dans le monde contemporain.

Ensuite, la propension à ignorer les problèmes est également une constante historique de ces grandes périodes de transition. La pédagogie de la catastrophe est l’un des moteurs les plus puissants du changement, d’ailleurs cela se manifeste à l’échelle individuelle ou collective.

Enfin, toutes les initiatives qui auront été prototypées et déployées à petite échelle pourront jouer un rôle essentiel en cas de basculement brutal pour assurer la transition en cas de crise. Des projets réussissent, des enseignements sont tirés des échecs ce qui favorise le déploiement lorsque la conscience collective s’élève.

L’une des problématiques de ces initiatives est de l’ordre du financement. Soit les porteurs de projet restent authentiquement « start-beside to commons » mais trouvent difficilement des financements soit le capital-risque traditionnel les fait muter vers le modèle que vous dénommez nétarchique monopolistique de startups. N’est-ce pas l’un des contre-exemples d’une bonne coopération entre le capital et le commun et comment y remédier selon vous ?

Il s’agit effectivement d’une problématique assez difficile à régler. Même le capital-risque éthique engendre des pratiques qui s’opposent à l’idée même de p2p. Le collatéral du financement est le plus souvent une main mise sur la propriété intellectuelle du projet. Le crowdfunding lui-même, bien que distribué, a ses propres limites soit quant aux finalités des projets qu’il finance soit sur les montants pouvant être levés pour les financer. Des acteurs comme Goteo.org orientent leur crowdfunding vers les projets qui disposent d’un ADN tourné vers les communs et augmentent leur chance de financement en sollicitant non seulement le grand public mais aussi des acteurs de la sphère publique soit de l’économie de marché. Les monnaies alternatives comme Symba ou Faircoin sont elles aussi des instruments importants du développement du modèle p2p.

Vous évoquez dans votre livre un exode des talents de l’entreprise vers le statut de freelancer, de startupers, signe d’un changement de paradigme. Bien que ce mouvement soit incontestable ne trouvez-vous pas qu’il règne une grande précarité dans le monde du collaboratif et du p2p ? Comment y remédier ?

Le mécanisme de destruction du salariat notamment par l’avènement toujours plus menaçant d’une économie complètement automatisée a affaibli le travail industriel et les forces sociales qui défendaient les salariés dans ce modèle désormais en perdition. Les coopératives organisant des coalitions d’entrepreneurs, de freelancers devront peut-être s’inspirer d’approches comme celle développée par Enspiral afin d’atténuer la précarité de ces acteurs. Ce réseau apporte des outils de prise de décisions collectives, assure une solidarité entre les contributeurs et une coalition entrepreneuriale, un crowdfunding interne pour financer des projets servant la communauté, une totale transparence en terme de comptabilité et de logistique interne. Ce réseau crée ainsi à la fois socle de solidarité et de moyens aux contributeurs et leur octroi des débouchés économiques par la qualité de son offre distribuée et communautaire. Les profits bénéficient aux individus comme à la communauté. Le mode de fonctionnement sape l’ADN de la compétition et développe celui de la coopération entrepreneuriale.

Pouvez-vous dressez un bilan rapide des actions récentes de la p2pfoundation et évoquer ses orientations pour les années à venir ?

La p2pfoundation a conduit une mission d’importance de transition vers les communs, le projet FLOK society, pour le compte du gouvernement équatorien. Ses effets ont finalement été relativement modestes du fait de luttes internes au sein du gouvernement et d’un manque de volonté des dirigeants politiques. Une multiplicité de mesures concrètes isolées a pu être mise en œuvre sans pouvoir les relier entre elles pour construire la base d’un basculement vers une politique du commun.

Mais de nombreux points positifs en sont ressortis comme la formalisation d’un réel plan de transition holistique et intégré orienté vers les communs et le renforcement de la légitimité de la p2pfoundation dont les retombées se font déjà jour par de nombreuses sollicitations.

La p2pfoundation dans les années à venir va se concentrer sur trois axes prioritaires :

  • La constitution d’un écosystème alternatif focalisé sur la production libre et ouverte, l’autonomie, la solidarité.
  • Le développement d’une grande coalition des mouvements sociaux et politiques autour des communs, au niveau gouvernemental et municipal, dans l’esprit de la FLOK society pour promouvoir la transition de l’Etat providence vers l’Etat partenaire, de l’économie capitaliste à l’économie p2p, de la société civile dominée à la société civile libre et ouverte.
  • L’implication dans le développement d’une économie durable à partir de l’openhardware, la mutualisation des machines connectées et le tissage de circuits courts locaux.

[0] Comme Amazon, Uber, Booking, Facebook, AirBnB…

[1] Comme le projet POC21, porté par le Think/Do tank Ouishare : http://fr.poc21.cc/

[2] Comme le projet pocfoundation et ses tiers lieux libres et open source : http://pocfoundation.eu/

[3] Comme symba monnaie complémentaire BtoBtoC : https://www.symba.co/

[4] Notamment comme wezer, l’assemblée virtuelle, ethereum, Enspiral qui promeuvent un web distribué, les outils opensource, des approches coopératives et des modes de gouvernance libres et ouverts

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À propos de Julien Cantoni

Julien Cantoni a occupé différentes fonctions financières et plus particulièrement dans une grande maison d'édition, secteur chamboulé par l'avènement du numérique. Il coordonne en France notamment les activités de la p2pfoundation, fondée par Michel Bauwens, et est impliqué dans différentes communautés collaboratives très actives. C’est avant tout de sa position d’homme de terrain qu'il a entrepris dans une approche transdisciplinaire, composées de matériaux économiques, politiques, philosophiques, sociologiques, informatiques, managériaux de proposer des solutions concrètes pour bâtir une société plus collaborative. Influencé par les fondateurs du courant coopératif, mutualiste et fédéraliste, (P-J Proudhon, C. Fourier, C. Gide) et par leurs continuateurs, le tropisme qui l’anime est celui du « commun », alternative au tout État, au tout argent, au scientisme et au nombrilisme individualiste, qu’il résume à la formule suivante : « chacun ensemble ». Il également est l'auteur de "La société connectée, pour un nouvel écosystème numérique" (Inculte, juin 2014).

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À propos de Michel Bauwens

Michel Bauwens, né le 21 mars 1958, est un théoricien belge du Pair à pair, auteur et conférencier sur des sujets technologiques et culturels innovants.

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