Interview d’Henri Verdier (Cap Digital) : « Nous assistons à une transformation économique majeure »

Henri Verdier est Cofondateur de MFG-Labs et Président, Cap Digital. Il a co-écrit avec Nicolas Colin « L’âge de la multitude » paru au printemps 2012 et qui a nourri un débat fourni en septembre 2012.

Vous nous présentez, dans votre livre, une économie tout entière transformée par une révolution numérique qui prend notamment appui sur la force de création de la multitude. Vous décrivez notamment des acteurs nouveaux, que vous qualifiez de « nouveaux barbares » au sens où ils ne jouent pas avec les règles en vigueur des marchés sur lesquels ils se positionnent. Dans cet âge de la multitude, quelles peuvent être les stratégies des acteurs historiques ?

C’est vrai que les industries matures sont très malmenés par ces nouveaux barbares et il est probable que tous ne seront pas sauvés, cependant, de nombreuses voies sont possibles. Il y a plusieurs familles de stratégies adaptées à cette modernité.

Beaucoup de ces entreprises opèrent des infrastructures importantes et contrôlent donc des leviers qui y sont associés. A l’instar d’Amazon, il est possible de convertir ces infrastructures en plateformes et de nouer de nouvelles formes de coopération avec un écosystème créatif.

La plupart des industries de production devraient travailler aussi à la dimension logicielle des objets qu’elles produisent et pourraient repenser en profondeur leurs processus de conception, en y intégrant les données d’utilisation, ce qui peut désormais être quasiment exhaustif et temps réel.

Toujours concernant la conception, les stratégies d’open innovation, qui sont d’ailleurs déjà pratiquées par certains groupes, sont une voie de plus en plus incontournable dans un monde où la puissance de création est largement disséminée dans la société.

La transformation des produits en services, la servicialisation, est également une possibilité réelle pour les groupes industriels de rentrer dans l’âge de la multitude. Il faut d’ailleurs réinvestir les activités de services. Avec le numérique, elles s’industrialisent, mais sont donc en même temps susceptibles de délocalisations ou de concentrations.  Les premiers téléchirurgiens ne relèvent plus du fantasme. Ils opéreront à distance grâce à des technologies numériques. Le domaine de l’éducation sera également fortement impacté, comme c’est déjà le cas avec les initiatives de e-learning menées par les universités aux Etats-Unis.

Enfin, n’oublions pas qu’il existe des stratégies non numérique d’appel à la multitude. Je pense par exemple à Ikéa. L’idée d’intégrer le client dans la chaîne de valeur, de le faire participer à la création de valeur en mobilisant son énergie n’est pas véritablement nouvelle. Cette stratégie est celle mobilisée par les acteurs que nous décrivons dans le livre.

Quels sont les enjeux associés à cette généralisation de la mobilisation des individus ?

Le grand enjeu est tout simplement une transformation économique dans laquelle le capital humain n’est plus seulement dans l’entreprise. Cette inflexion appelle sans doute de nombreuses réflexions d’ordre politique, notamment sur les données personnelles, la régulation concurrentielle et les rapports de production.

Concernant les données personnelles et la vie privée, nous entrons dans un monde de ciblage généralisé extrêmement efficace. Le grand changement vient d’un brouillage entre le marchand et le non marchand. L’ordre marchand est fondé sur le fait qu’il y a une contrepartie financière à l’échange. A l’inverse, l’ordre non marchand est fondé sur l’absence de contrepartie et sur des valeurs. L’intime jusqu’à présent ne relevait pas de l’ordre marchand, les contreparties financières en étaient exclues. On voit bien que ce qui se joue c’est une marchandisation de l’intime. Or l’essentiel de l’humanité des hommes repose sur des dimensions non-marchandes (l’honneur, la famille par exemple).

En même temps, on voit naître un ensemble de mouvements de reprise de contrôle par les consommateurs. Et peut-être verra-t-on un jour des individus réclamer leur part d’une transaction financière à laquelle ils ont contribué par leurs données personnelles.

Le deuxième enjeu concerne la régulation des monopoles. Ancrées dans le logiciel et dans les réseaux, ces industries construisent naturellement des monopoles. Mais ce sont souvent des monopoles d’un nouveau genre, que le droit ne sait pas toujours discerner ou réguler. Des entreprises comme Facebook et Google sont naturellement monopolistiques : elles inventent un service et le dominent en qualité. On ne peut pas le leur reprocher, si elles n’empêchent pas l’innovation des suivants. Mais lorsque cela deviendra le cas, il faudra pouvoir le diagnostiquer et y répondre. On pourrait les contraindre par exemple à ouvrir librement leur plateforme à d’autres opérateurs. On pourrait aussi les contraindre à ouvrir leurs données à des tiers. C’est l’esprit de ce qui a été fait avec la scission entre SNCF et RFF et entre EDF et ERDF. Je pense que la régulation doit intervenir à partir du moment où les innovateurs deviennent des freins à l’innovation.

Le dernier enjeu concerne les rapports de production. Nous entrons de plus en plus dans une économie de la surtraitance : au lieux de sous-traiter des fournisseurs, on designe des «API», des flux de données sortantes, des conditions générales d’utilisation, etc. On laisse des gens exercer leur créativité sur ces ressources. Et on captera une partie de leur valeur ajoutée s’ils réussissent. C’est un modèle très efficace mais qui finira sans doute par interroger notre définition du travail, du contrat et peut-être même de la protection sociale. Politiquement, il existe de nombreuses manières possibles de problématiser cette question, et de nombreuses visions du monde qui s’affrontent autour de cette mutation.

Et l’Etat dans ce mouvement ? Vous évoquez les enjeux associés à l’éducation par exemple et à un gouvernement plateforme. En quoi ces évolutions peuvent-elles avoir une influence sur les acteurs économiques ?

Etre une plateforme pour un état, cela peut être une pensée pauvre, conduire à un délitement du lien social. Une vision positive, qui là aussi n’est pas complètement nouvelle, est de concevoir l’état comme plateforme au sens où il travaillerait essentiellement à construire des externalités positives.

Tim O’Reilly qui est le penseur du « government as plateform » très influent sur l’administration Obama considère que les administrations doivent construire des plateformes qui diffusent des ressources permettant aux acteurs économiques et sociaux de créer de nouvelles activités. C’est le cas du GPS, ouvert au domaine civil. Le marché et la valeur de la téléphonie mobile seraient très différents sans cette ouverture d’une technologie militaire au domaine civil. Un Etat plateforme c’est un Etat qui distribue des ressources au lieu de se substituer à l’action des acteurs économiques et des individus. On découvre que l’état peut-être dans les interactions et pas uniquement dans le surplomb.

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Louis-David Benyayer

À propos de Louis-David Benyayer

Entrepreneur / consultant / chercheur / enseignant, Louis-David Benyayer est passionné par l'innovation, la stratégie, les modèles économiques et l'entrepreneuriat.

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