“Les talents qui participent à la création de valeur sont de plus en plus à l’extérieur de l’entreprise.”

“Les talents qui participent à la création de valeur sont de plus en plus à l’extérieur de l’entreprise.”

Si les raisons de mobiliser des contributeurs externes, ponctuels ou récurrents, sont bien connues pour les entreprises qui y ont recours, qu’en est-il pour ces contributeurs et en particulier pour les freelances ? Comment assurer un rapport de force équilibré ? Comment organiser des collaborations productives ? A l’occasion de la Freelance Fair qui s’est tenue le 16 mars 2017, Antoine van den Broek nous livre sa vision, nourrie de 5 ans d’expérience avec Mutinerie.

Mutinerie accueille depuis 5 ans des freelances dans ses espaces de coworking et vous organisez prochainement la première Freelance Fair, quelle est votre perception de l’évolution des collaborations entre freelances et organisations ?

Dans l’ensemble, les relations s’intensifient pour des raisons faciles à comprendre : un contexte économique volatile qui pousse les organisations à flexibiliser leurs coûts, des métiers nouveaux qui s’épanouissent en dehors de l’entreprise, des technologies accessibles permettant un travail distribué efficace entre individus ne faisant pas partie d’une même structure, un monde de l’entreprise désenchanté, un droit du travail inadapté, une chômage de masse qui ne vous donne pas forcément le choix, une envie de reprendre la main sur son travail et sa vie.

Sans surprise, ces collaborations touchent de nombreux métiers de la “nouvelle” économie : développement web, développement d’application, design d’interface, de produit, de services, e-commerce, référencement, web marketing, community management, communication digitale, blogging…

Cependant, la fréquence et la nature des collaborations diffère selon la forme de ces organisations : grands groupes, PME, startups et associations n’entretiennent pas le même rapport avec les freelances.

C’est pour ces raisons que nous avons avons imaginé trois parcours pour cette première Freelance Fair : un parcours Freelance, un parcours Aspirant Freelance et un parcours Organisation car elles aussi sont concernées par le phénomène. Une plénière – Us and Them – sera consacrée à la question des relations freelances / entreprises avec, autour de la table, un représentant de chacune des catégories que nous venons d’évoquer.

Justement, quelles sont les différences d’approches entre grands groupes, PME, startup et associations ?

Avec les grands groupes les freelances doivent faire face à plusieurs difficultés. D’abord se faire référencer par la direction des achats, processus pouvant être relativement long. Ensuite, la le processus de vente est souvent lent et éprouvant. Avec l’émergence de plateformes comme Hopwork, la relation est en train de se simplifier : les grands groupes peuvent facilement repérer et faire appel aux freelances qui les intéressent et les freelances peuvent plus facilement être référencés comme fournisseur car Hopwork l’est pour eux.

Il y a aussi un problème de crédibilité : l’asymétrie est intimidante et le freelance n’est pas en mesure d’afficher les garanties attendues pas un grand groupe. Lorsqu’un salarié choisit de faire intervenir un free, il se met en risque : si le free déçoit, on en voudra à ce collaborateur qui “contre le bon sens” et “voulant faire la malin” a choisi cet hurluberlu au lieu de cette bonne agence  avec qui on travaille depuis bientôt 10 ans (même si cet aimable partenaire fonctionne de son côté à grands coup de freelances, prenant sa marge dans le gras du client). Si ce même salarié fait intervenir le prestataire habituel ou un cabinet ayant pignon sur rue et que la prestation n’est pas bonne, alors on pourra blâmer en coeur cet interlocuteur décevant et le salarié qui a pris la décision aura moins de risque d’être montré du doigt. Dans ce cas comme dans bien d’autre : il vaut mieux avoir tort avec les autres qu’avoir tort – et même parfois raison – tout seul. Il y a de ce fait une frilosité au sein des grands groupes quant il s’agit de signer un freelance.

Certains indépendants parviennent cependant à gagner les faveurs des plus gros. Il peut s’agir d’experts très spécialisés et courtisés, ces nouveaux Sublimes (brillants data-scientists, développeurs pointus, supers designers, blogueurs en vue…) qui n’envisagent pas d’être recrutés par ces ces entreprises mais qui sont prêts à travailler avec elles en freelance.

Enfin, la structuration de collectifs de freelances permet à ces électrons libres de chasser en meute et de proposer des prestations au périmètre  beaucoup plus large que ce qu’ils auraient pu proposer seuls. Nombre de Mutins travaillent aujourd’hui avec des grands-groupes.

Le cas des PME est différent. Elles n’ont pas forcément les moyens de faire appel à de gros cabinets de conseils ou agences. Elles ne sont pas contre l’idée de faire appel à des freelances mais elles ne savent pas où les trouver. Les collectifs de freelances ont là encore un intérêt évident : ils permettent de simplifier l’accès des entreprises aux freelances en servant de guichet unique vers une large gamme d’expertises. À Mutinerie, nous recevons très régulièrement des mails ou appels d’entreprises de toutes tailles à la recherche de telle ou telle expertise. Nous nous répartissons ensuite les missions au sein de notre collectif Mutinerie United.

Le processus de vente dans les PME est plus léger que dans les grands groupes, moins politique et plus humain. Les freelances et les PME gagneraient vraiment à mieux se connaître tant l’intérêt est réciproque. C’est aussi parfois pour une PME l’occasion d’identifier de futurs collaborateurs : un freelance qui travaille pour un client depuis un moment et qui se sent à l’aise dans cette entreprise pourrait être susceptible d’accepter un CDI si on le laisse travailler dans des conditions pas trop éloignées de celles qu’il a connu lorsqu’il était à son compte. Nous l’avons souvent observé.

Le cas des startups est différents. Elles baignent dans le même jus que les freelances, ils se fréquentent dans les espaces de coworking, se croisent lors d’événements, ils ont des profils proches. Il suffit parfois d’une simple annonce sur un compte facebook personnel pour trouver le freelance que l’on cherche. La difficultés que rencontrent les freelances avec les startups sont plutôt d’ordre matériel : elles ont peu de moyen et un haut niveau de risque ; pour un freelances qui veut s’assurer des flux de revenus réguliers, la startup, aussi enthousiasmante soit-elle n’est pas l’idéal.

En ce qui concerne les associations, ça dépend vraiment de leur culture. On rencontre beaucoup d’acteurs du monde associatif dans les espaces de coworking et des ponts existent entre ces associations et les freelances. Ça se passe en général assez naturellement, par recommandation et relations personnelles. Mais certaines associations, plus grosses, plus anciennes, plus “institutionnelles” se retrouvent plutôt dans une position proche de celle des PME : elles ont des besoins de compétences techniques pour un projet mais elles ne savent pas où trouver ces freelances.

Les administrations et collectivités demeurent encore aujourd’hui une sorte de désert pour les freelances. Les différences de taille, de fonctionnement, de rapidité, de culture sont généralement insurmontables. Je ne n’ai pas non plus parlé des relations entre les freelances et les agences, cabinets de conseil, ss2i, etc. tant elles sont évidentes, ces dernières servant souvent d’intermédiaire entre le client final et les freelances.

On imagine le rapport de force très déséquilibré entre un freelance seul et une grande organisation puissante, comment faire pour que ces collaborations ne s’établissent pas au détriment des freelances ?

Les freelances commencent à s’organiser en se constituant en collectifs qui peuvent aller d’une demi-douzaine de personnes à des centaines de milliers.  Ils permettent de constituer un pool d’expertises complémentaires pour répondre à des projets plus vastes. Ils offrent aussi la possibilité de lisser la charge de travail en la répartissant entre plusieurs personnes ; un point très important pour des freelances alternant des périodes de travail de 15h par jour et des périodes de vache maigre. Ils permettent aussi d’échanger et de grandir entre pairs. Les plus aguerris épaulent les novices dans leurs relations avec les clients. Ces conseils permettent de gagner beaucoup de temps et cette solidarité du groupe est d’une grand valeur dans les moments difficiles. Né en Nouvelle Zélande, Enspiral travaille sur la question de la gouvernance de ces collectifs ; un éléments clé pour assurer le succès de ces nouvelles communautés professionnelles.

D’autre groupes se structurent pour représenter les freelance au niveau politique. European Freelancers Movement, travaille auprès de la commission européenne pour défendre les intérêts des freelances d’Europe. Aux États-Unis, Freelancers Union, qui négocie des avantages (assurance, protection sociale, prévoyance…) pour ses 350.000 membres, a participé à un groupe de travail qui a abouti, le 27 octobre dernier, à l’adoption par le conseil municipal de New York de l’ordonnance “Freelance Isn’t Free” qui protège les freelances dans leur relations avec les entreprises notamment sur la question des prestations non-payées.

Les Coopérative d’Activité et d’Emploi est un autre exemple. C’est la coopérative qui facture et gère les éventuels contentieux avec les clients des freelances (qui sont statutairement des salariés de la coopérative). C’est un confort pour les membres de la coopérative qui savent qu’ils ne se retrouveront pas seul au monde en cas de conflit. Cet été, la coopérative d’origine belge SMart a versé 340.000€ de salaires (pour la période allant du 1er au 25 juillet) aux 400 coursiers indépendants que la mise en redressement judiciaire de Take It Easy avait laissé sans salaire.

Enfin, les acteurs historiques du dialogue social commencent à fourbir leurs armes pour défendre ces travailleurs particulièrements exposés. La CFDT, qui soutient cette première Freelance Fair, a lancé Union pour défendre les droits des travailleurs indépendants notamment vis à vis des plateformes. C’est une première pierre à ce qui pourrait devenir un véritable syndicat pour les travailleurs indépendants. L’expérience de ce syndicat historique, son accès aux décideurs économiques et politiques et sa tradition d’actions collectives pourraient bien contribuer à un rééquilibrage des relations freelances / organisations.

Cette évolution vers plus de collaborations avec des freelances change la gestion des ressources humaines puisque de plus en plus de ces ressources sont extérieures à l’entreprise, avez-vous constaté des initiatives dans ce domaine de la part d’organisations qui s’entourent de nombreux freelances ?

Effectivement, les ressources humaines doivent aujourd’hui être envisagées dans leur compréhension la plus large : c’est à dire les femmes et les hommes salariés, prestataires ou même clients qui participent à la création de valeur de l’entreprise. Il faut être capable de capter un maximum de cette intelligence collective externe. Mais traditionnellement cette activité est morcelée sur différents services qui ne dialoguent pas nécessairement entre eux comme la direction des ressources humaines, la direction des achats, la direction innovation… Peut-être verrons nous bientôt émerger un poste de Talent Manager dont la mission transverse sera d’attirer les talents, de mobiliser les énergies et de permettre la contribution de celles et ceux qui peuvent, par leur action, contribuer au bon développement de l’organisation.

Pour l’instant, c’est surtout ponctuellement que les entreprises mobilisent les ressources humaines extérieures notamment au travers d’événements d’innovation comme les hackathons. Certaines entreprises ont un dispositif permanent, la Villa Bonne-Nouvelle d’Orange en est un exemple. Dans cet espace de coworking se croisent des salariés d’Orange et des freelances. Au fil des semaines, des liens de confiance se tissent et des collaborations voient le jour. À l’inverse on voit de plus en plus de salariés fréquenter les espaces de coworking et les freelances qui y travaillent. Via des plateformes comme Copass ou Neo-Nomade, les entreprises ont aujourd’hui facilement accès à ces espaces de coworking partout dans le monde.

On voit même des entreprises offrir à leur salariés la possibilité de faire un détachement de quelques mois dans une startup partenaire. C’est ce que propose le programme Happy Mobility de la MAIF ; un atelier sera d’ailleurs consacré à cette question de la mobilité lors de la Freelance Fair.

Toutes ces initiatives nous amènent finalement à repenser l’entreprise dans son ensemble. Qu’est ce qu’une entreprise si elle ne se définit pas contractuellement, si ses locaux sont ouverts à tous et ses salariés éparpillés aux quatre vents ? Comment savoir où elle commence et où elle finit ? Pour comprendre ce qu’elle est peut-être faut-il commencer par dire ce qu’elle n’est pas : elle n’est pas un contrat, elle n’est pas un bureau, elle n’est même plus une protection. Il reste le projet.

 

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Gayané Adourian

À propos de Gayané Adourian

Créatrice du projet Ondine, passionnée par les rencontres et les parcours qui sortent des sentiers battus.

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