Le Logiciel libre : Entre les tentations du capital et l’envie irresistible de partager les connaissances

Jean Paul Smets, Dirigeant de Nexedi éditeur du logiciel libre ERP5 fait 90% de son CA à l’export. Il a écrit il y a 10 ans un livre dont le titre parle de lui même “LOGICIELS LIBRES. Liberté, égalité, business””. Il a accepté d’être interviewé pour alimenter en expérience vécues la série « open experience », série contenant un ensemble d’événements, d’interviews et d’études qui ambitionne de cartographier les modèles économiques de « l’open ». Le prochain événement  du 6 mars abordera les modèles économiques du logiciels libres.

Quels sont les modèles économiques du logiciel libre qui fonctionnent selon vous ? Quels sont les terrains favorables au libre et les terrains non favorables ?

Il y a 10 ans, j’ai écrit un livre avec Benoit Faucon au sujet de l’économie du logiciel libre. Mon objectif était de promouvoir le logiciel libre pour faire face à la domination sans partage de Microsoft. J’étais et je suis toujours un grand amateur de libre concurrence.

Comme j’avais bien compris que l’existence d’un modèle économique est ce qui fait passer dans le domaine de l’acceptable pour certains décideurs ce qui autrement ne le serait pas, et que mon objectif était de promouvoir le logiciel libre, j’ai donc écrit un livre pour les décideurs qui ont cette vision du modèle économique comme fondement à tous les échanges humains.

En fait, c’est aussi grotesque que de vouloir mettre un modèle économique sur le plaisir charnel : on ne fait pas l’amour parce qu’il y a un modèle  économique.

Le fondateur de RedHat, à l’époque, par exemple, a décrit son modèle économique comme étant le même que celui du transporteur d’eau vers le client final par la mise en bouteille. Mais en disant ça, on a beaucoup déplacé le focus sur le business model de l’embouteillage de l’eau plutôt que sur les raisons pour lesquelles l’eau coule des sources. Dix  ans après l’écriture de ce livre, ce qui m’intéresse c’est de savoir pourquoi l’eau coule des sources.

10 ans après l’écriture de ce livre, ce qui m’intéresse c’est de savoir pourquoi l’eau coule des sources.

En effet, la raison d’être première du logiciel libre n’est pas de répondre à un besoin financier. On peut constater facilement, que le logiciel libre est majoritairement produit par des gens qui n’ont pas de problèmes de fin de mois. Dans les pays en voie de développement, la où il faut avant tout nourrir une famille, la production de logiciel libre existe mais dans des proportions bien moindres. Depuis que Shanghai est devenu une ville riche, on commence à y produire un peu de logiciel libre. En fait, la cartographie des producteurs de logiciel libre recoupe assez bien celle de l’OCDE.

Le logiciel libre correspond au départ à un besoin de contribution à la connaissance. C’est, au départ, un besoin irrépressible de transmettre et de partager des connaissances. Oui bien sûr, ce besoin existe aussi chez les plus modestes mais il a certainement moins d’espace pour pouvoir s’exprimer.

C’est, au départ, un besoin irrépressible de transmettre et de partager des connaissances qui pourrait s’apparenter au plaisir charnel. Et on ne fait pas l’amour parce qu’un modèle économique existe.

 

On constate que la production de logiciel libre est peu encouragée. Pour financer cette production, pour quelle perdure, quel modèle économique pourrait soutenir cette activité ? Comment finance-t-on la R&D du libre sur du long terme ?

Cette envie de produire du logiciel libre peut être suffisamment importante pour conduire quelqu’un à refuser un doublement de salaire proposé par Google par exemple. Chez Google, un développeur est très bien traité, nourri, voire blanchi comme un enfant; c’est intéressant pour lui d’un point de vue matériel, mais il contribue moins au partage du code que dans une entreprise de logiciels libres.

Donc la discussion sur les modèles économiques du libre doit être très fortement tempérée par la reconnaissance qu’aucun de ces modèles n’explique cette envie irrépressible de produire du libre et que sans cette envie il n’y aurait pas de logiciel libre.

Sur le fait que cela perdure, la réponse est sans doute équivalente à celle du chercheur qui a envie de poursuivre ses recherches et produire des articles sur ses découvertes : peu de chercheurs abandonnent et perdent cette envie de contribution et de partage.

Au sujet du financement de la R&D, si je me souviens de ce que me disait Richard Stallman il y a 15 ans : “C’est simple”, disait-il, “tu fais du conseil le matin pour te nourrir et payer ton logement et tu programmes l’après-midi”. Cela peut sembler peu sophistiqué, mais c’est finalement ce qui marche le mieux. Ce modèle est de loin le meilleur et le plus simple : il est durable, quelle que soit la taille de l’entreprise, il est très stable.

Ce modèle est très pratiqué individuellement en Allemagne, bien plus qu’en France, car la fiscalité en Allemagne est très favorable aux jeunes freelancers. Une semaine de travail par mois permet de financer un salaire en Allemagne pour un freelancer : ce qui fait 75% de R&D. En France avec une JEI on arrive facilement à consacrer 50% du chiffre d’affaires à la R&D avec 10 personnes. Cela permet de créer facilement des éditeurs de logiciels libres très stables. Au bout de 7 ans, la société est reconnue sur le marché, on peut augmenter un peu les prix, une partie du revenu devient récurrent. On est alors en mesure de payer les charges patronales tout en continuant à investir dans la R&D.

D’autres modèles sont arrivés depuis, mais pour moi, ces modèles conduisent à la corruption du libre. Un jour, certains grands acteurs ayant besoin de se rassurer (par exemple Bull, Cap Gemini…) ont voulu comparer la qualité des logiciels libres existants et ils ont cherché et ancré des critères chiffrés de comparaison. Plutôt que de comparer les logiciels eux même, comme des chefs de cuisines compareraient de la gastronomie (on sait ce qu’est de la bonne nourriture quand on a l’habitude de bien manger) ils ont cherché des critères chiffrés. Un des critères qui a été ancré sur le marché est la mesure de la taille de la communauté.

Le premier inconvénient avec ce critère de mesure c’est qu’elle s’accompagne de l’idée que “la communauté c’est l’autre, ce n’est plus moi”. Par exemple, certain de nos clients nous demandent : “ Vous ne pourriez pas développer votre communauté un peu plus ?” et nous répondons : “oui, bien sûr, venez nous aider !” La réponse est immédiate : “ha non ! pas nous !”

Un des critères qui a été ancré sur le marché est la mesure de la taille de la communauté. Le premier inconvénient avec ce critère de mesure c’est qu’elle s’accompagne de l’idée que “la communauté c’est l’autre, ce n’est plus moi”

Pour être plus précis, dans certains domaines du logiciel libre, la communauté c’est clairement l’autre, dans d’autres la communauté c’est moi.

Dans les logiciels d’infrastructure, comme un module réseau du noyau linux, “la communauté c’est moi”. Et ce “moi” correspond aussi bien aux grands opérateurs du web et des télécoms qu’à de petits groupes d’individus comme Nexedi : toutes ces sociétés ont envie d’un noyau linux fiable, un noyau qui ne plante pas quand il est déployé pour fournir un service à un client. De ce fait, ils ne vont pas hésiter à contribuer et à patcher pour que corriger tout défaut critique. Derrière cette attitude, on retrouve le fondement de l’accès à la connaissance, de la contribution et du partage. Pourquoi utilisons-nous du logiciel libre chez Nexedi ? et bien c’est parce que si nous rencontrons un bug, à condition d’investir l’effort nécessaire, nous allons pouvoir le corriger.

Le libre c’est la technologie où personne ne m’interdit de corriger les bugs.

Dans d’autres domaines , le libre est souvent compris de travers, en pensant que “la communauté c’est l’autre” et en particulier dans les applicatifs d’entreprise comme les ERP. Il n’y a que quelques rares pionniers qui pensent que “la communauté c’est moi”. Ce retard a d’ailleurs été analysé par Brian Prentice de Gartner : Open Source & Business Apps – Is There A Disconnect? Pour les logiciels applicatifs métiers, les grandes entreprises n’ont pas encore compris que la communauté c’est à eux de la faire en partageant, au delà du logiciel, les processus de gestion qui ne relèvent pas du secret des affaires.

Le deuxième ennui avec cette idée de taille de la communauté, c’est que le capital peut servir à son acquisition : puisqu’on mesure la qualité du logiciel libre par la taille de la communauté, utilisons le capital pour acheter la communauté. C’est facile : on va dans les conférences, on sponsorise des événements, on se fait bien voir de tout le monde en donnant les moyens à chacun de s’exprimer, on embauche deux ou trois vedettes sur des missions très valorisantes. Chacun sait ainsi que dans telle entreprise travaille telle vedette, etc.

Le capital devient l’instrument permettant de s’offrir rapidement une communauté. Les développeurs, qui, il y a dix ans, géraient et finançait eux-mêmes les communautés de façon spartiate (en vendant des T-shirt par exemple), adoptent désormais le goût des bonnes choses sponsorisées en se faisant maintenant offrir les T-Shirts, les petits fours et autres dans les conférences de développement.

Donc la mesure de ce soit-disant critère de qualité qu’est la taille de la communauté donne un avantage aux business model à composante capitalistique. Et les petites structures non imbibées de capital et de petits fours sucrés deviennent inaudibles sur le marché.

En France, comme nous sommes très sensibles aux douceurs du marketing et de l’apparence, il est devenu plus difficile de vendre du logiciel libre contrairement à l’Allemagne ou au Japon où ces mêmes logiciels sont observés avec beaucoup plus d’attention en tant que produit. Par exemple, CloudWatt n’a jamais regardé SlapOS qui marche pourtant depuis 2010. Un dirigeant de Thales m’a d’ailleurs dit un jour pour se justifier : “Mais si ton truc c’était bon, ça se saurait aux Etats-Unis !”

Notons au passage que la structure du marché en Allemagne et en France est très différente. En France, le marché du logiciel libre est dominé par quelques intégrateurs : Smile, Alterway, Linagora, OpenWide. Quand ils ne sont pas également éditeurs comme Linagora, ces intégrateurs intègrent principalement des logiciels libres d’origine américaine soutenus par un fort marketing, car les acheteurs de grands comptes Français attachent une grande attention à l’origine américaine et aux marketing d’un logiciel. « Si ton truc c’était bon, ça se saurait aux Etats-Unis !”, tout est dans cette phrase.

En Allemagne, on a des sociétés régionales qui ont des clients régionaux et qui font des petits logiciels libres ciblés, bien maintenus et de bonne qualité que l’on peut utiliser en dehors de la région. En Allemagne le marché est très fragmenté alors qu’en France il y a une forte concentration autours de quelques acteurs.

Le plus gênant avec les entreprises éditrices de logiciels libres qui ont reçu du capital pour financer leur marketing et accélérer l’acquisition de leur communauté, c’est qu’elles ne font souvent plus de logiciel libre. Elles ont un produit d’appel qu’elles ne vendent pas et elles vendent un logiciel propriétaire. Les clients achètent ainsi du logiciel propriétaire alors qu’ils croient acheter du logiciel libre ce qui ruine, à terme, tous les avantages perçus du libre à savoir être en mesure de corriger les bugs et améliorer le produit qu’on a choisi. L’open-source joue sur cette ambiguïté.

Au bout du compte, grâce à un savant marketing autour de l’open-source, la compréhension de ce qu’est le libre par le client, c’est à dire la capacité de pouvoir corriger les bugs de façon indépendante,  s’est éloignée.  Le Cigref, par exemple, a pu parler de Gmail comme d’un produit open-source !

Pour illustrer le point, citons également l’exemple récent de Rapidminer. Cette société spécialisée dans le traitement des Big Data vient de recevoir du capital  risque. Quelles ont été leurs premières décisions ?

  • déménager en Californie
  • gérer leurs relation clients non plus avec du logiciel libre mais avec Salesforce.com
  • adopter Outlook à la place de Thunderbird
  • créer une version propriétaire de Rapidminer qui est la seule vendue désormais et laisser dans le domaine du libre une version bridée inutilisable en production ou dépassée

Rapidminer va probablement faire face à des départs d’ingénieurs qui n’accepteront pas un tel changement des valeurs fondatrices de l’entreprise. Mais cela n’a pas d’importance car il n’y aura certainement très peu d’améliorations techniques à partir de maintenant, tout l’effort se concentrant dans le marketing pour accéder au marché américain.

Pourquoi font-ils ça ? C’est simple : L’objectif de l’investisseur est de revendre la société dans quelques années. Et pour bien la revendre, il faut un board qui parle aux autres boards en Californie. Une startup qui est gérée avec Salesforce.com est une entreprise gérée comme les autres, donc bien gérée aux yeux des futurs auditeurs. Une startup gérée avec du logiciel libre risque en revanche de paraître trop différente, donc mal gérée aux yeux des futurs auditeurs chargée d’évaluer la valeur de cession. Le fait que cette startup ait pu produire du logiciel libre n’a alors aucune importance pour un board constitué d’abord d’actionnaires habitués au monde du logiciel propriétaire. Il faut adopter les codes et les apparences. On habille la mariée avec les habits qui conviennent à ces codes.

L’influence des investisseurs de capital risque dans ce secteur peut ainsi devenir extrêmement nuisible, d’une part aux sociétés européennes qui font du véritable logiciel libre, et d’autre part à l’idée même que le logiciel libre a des avantages.

 

Pourquoi penses-tu que la qualité mesurée par la taille de la communauté est un mythe ?

Effectivement, revenons sur la communauté. Qu’est-ce que la communauté dans le logiciel libre en réalité ?

Oui, il existe de véritables grandes communautés comme celle de Debian qui n’ont rien à voir avec les apparats de communautés financées par le marketing. Debian peut reposer sur une grande communauté parce que Debian assurer le packaging de plusieurs dizaines de milliers de packages, des briques relativement indépendantes les unes des autres.

Mais dans la plupart des logiciels libres, la communauté c’est rarement plus de 5 personnes. GRUB, le logiciel libre le plus utilisé au monde est le “boot loader” qui sert à faire démarrer Linux, Windows ou BSD. GRUB c’est seulement trois à cinq personnes. Le nombre de développeurs du coeur d’un système de fichiers, c’est une seule personne. Quand le développeur unique de ReiserFS est allé en prison, son logiciel est mort. Le nouveau système de fichiers linux Btrfs a mis 3 ans à être développé et une seule personne était en mesure de le terminer.

Dans la plupart des cas, le cœur de la communauté c’est maximum 5 personnes, une centaines de personnes qui ont produit quelques lignes un jour et mille personnes qui font du bruit autour.

Et pour conclure ?

Maintenant j’en suis sûr, tous les business model consommateurs de capital menacent le libre. Je vais être plus précis, une société dont le développement  requiert du capital sur un secteur d’activité qui n’est pas lié au logiciel libre mais qui se sert de logiciels libres pour se développer contribuera souvent de façon positive à l’écosystème du logiciel libre. Mais dans une société dont l’activité est de produire du logiciel, à chaque fois, le capital tend à tuer le libre.

A partir du moment où les sociétés existantes dans le libre ont commencé à être financées par du capital risque le bon équilibre entre l’Europe et les USA dans les succès du logiciel libre a été rompu et l’idée même que le libre avait des avantages s’est estompée car les véritables logiciels libres sont devenus inaudibles face au savant marketing des sociétés financées par capital risque.

Le Cloud Computing, en tant que business model consommateur de capital menace aussi lourdement le libre que le logiciel propriétaire. Il y a une limite de résistance des développeurs aux offres de doublement ou de quadruplement de salaire. C’est ce qui est arrivé au Japon où deux tiers de la communauté qui développait du libre a été embauchée par Google. C’est aussi arrivé en France dans une moindre mesure avec les Cloud dits souverains.

On peut conclure que l’existence du libre est fondée sur le fait que les gens acceptent de gagner deux fois moins pour faire la même chose ou de travailler deux fois plus pour le même salaire, et cela pour satisfaire leur envie irrépressible de produire du libre.

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Jean-Paul Smets

À propos de Jean-Paul Smets

CEO of Nexedi (ERP5)

Karine Durand-Garçon

À propos de Karine Durand-Garçon

Open Minded, curious & innovative Senior IT Manager.

5 thoughts on “Le Logiciel libre : Entre les tentations du capital et l’envie irresistible de partager les connaissances

  1. AvatarDR

    Pour ceux que cela intéresse, voici un lien pour télécharger le livre Logiciels libres : Liberté, égalité, business mentionné dans l’article (publié sous licence de libre diffusion Open Content).

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  2. AvatarMipsTux

    Bonsoir

    Bizarrement le téléchargement du livre Liberté Egalité Business va, sous Firefox, au delà des 12.6 mo à télécharger et en fait c’est environ 30 mo. Ensuite le pdf est long à ouvrir et le chargement des pages pas réactif du tout 🙁

    En fait serait il possible de le télécharger au format epub ? Ce sera vraiment plus pratique pour ma liseuse.

    Merci beaucoup et merci beaucoup pour votre interview qui va mettre queqlues ingrédients supplémentaire pour le mémoire de master 2 que je suis en train de préparer au sein de l’ieepi dans le cadre de ma formation professionnelle.

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  3. AvatarHubert

    Merci beaucoup pour l’article. Il s’est avéré très pratique et m’a permis de comprendre mieux les enjeux économiques de ce secteur dans la rédaction de mon mémoire sur l’Open Data Culturel.

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