Interview d’Y. Pigneur (Business Model Generation) : il n’y a pas de recette pour innover sur les business model

Yves est le co-auteur de Business Model Generation qui fait référence sur l’innovation de modèle économique non seulement par son contenu (et en particulier le business model canvas qui est utilisé par tout type d’organisation à travers le monde) mais aussi par sa forme (il n’a vraiment rien à voir avec les livres de gestion habituels) et par son modèle économique (voir l’article que nous lui consacrons).

Yves nous a accordé un peu de son temps avant une expatriation temporaire à Singapour.

Les messages principaux :

• Il n’y a pas de recette pour innover dans le modèle économique

• Le social business est un des terrains où se développent actuellement des innovations de modèle économique qui prennent en compte le double objectif économique et social

• Les entreprises ont commencé à intégrer l’innovation de modèle économique dans leurs processus d’innovation

• Certaines ont encore des difficultés à appliquer la logique expérimentale, pourtant habituelle dans l’innovation technologique, à l’innovation de modèle économique

• L’innovation de modèle économique donne un avantage moins reproductible par la concurrence

Quelles tendances observez-vous sur l’émergence ou la généralisation de modèles économiques ?

A part les grandes tendances sociétales ou économiques (les réseaux sociaux par exemple) je ne crois pas qu’on puisse identifier de tendances concernant les modèles économiques. Ceux qui ont essayé de le faire par le passé se sont toujours trompés.

Le génie des entrepreneurs est d’arriver à un certain moment avec des idées que les autres n’ont pas eues, ce qui rend impossible toute prédiction. Bien sûr ils surfent sur des vagues (les réseaux sociaux, le cloud et tant d’autres), ces vagues, on peut les identifier mais ce que vont en faire les entrepreneurs, c’est impossible. En termes de business model le génie consiste à trouver un axe nouveau, une nouvelle façon de recomposer quelque chose qui existe déjà en totalité ou partiellement.

S’il n’y a pas de tendance, ou de recette, quelles sont les réalisations récentes qui ont retenu votre attention ?

Une chose m’a frappé, c’est le social business, c’est-à-dire ces entreprises qui s’intègrent entièrement dans le domaine marchand (ce sont des entreprises avec des capitaux, elles vendent des produits et des services) et dans le même temps qui poursuivent un objectif d’une nature très différente : avoir un impact social ou environnemental. Elles sont à finalité sociale mais elles cherchent à faire du profit. Pas pour le maximiser mais pour assurer la pérennité de leur action car ce ne sont pas des ONG, elles ne sont pas financées par des subventions ou des fonds publics.

Ce double objectif économique et social les amène à être particulièrement innovantes sur leur modèle économique. L’objectif social n’est pas seulement un argument marketing, il les amène à réaliser leurs opérations de façon totalement différente de celle employée par les entreprises qui réalisent des produits ou des services similaires.

Par exemple l’entreprise anglaise eight19 met à disposition des populations les plus démunies en Afrique une technologie solaire qui permet d’alimenter en électricité une petite habitation. On connaît des projets d’accès à l’énergie qui sont financés par des organismes internationaux. Eux, ils ont fondé leur modèle sur le fait que les utilisateurs allaient payer réellement le service. Pour que cette dépense soit compatible avec les revenus de ces populations, ils ont conçu et développé une technologie qui permet un service bon marché, même meilleure marché que les autres sources d’énergie. Leur réflexion va au-delà du produit (le solaire bon marché), ils ont construit leur modèle économique pour garantir un service de qualité et bon marché. La finalité est d’avoir un impact le plus large par la généralisation de l’utilisation de leur solution, dans un contexte marchand. En revanche, leur objectif n’est pas de croître pour augmenter la valeur actionnariale et revendre ensuite leur entreprise avec une bonne plus value.

Les exemples de startups qui se créent sur des innovations de modèle économique sont nombreux, on a le sentiment en revanche que ce type d’innovation est plus difficile pour les entreprises qui sont déjà bien établies, comment expliquez-vous cette difficulté à innover sur un modèle existant ?

Les entreprises sont convaincues qu’elles doivent mettre des moyens pour innover. Dans certains secteurs la part du chiffre d’affaires consacrée à la R&D est très conséquente (de l’ordre de 15% dans équipementiers télécoms par exemple). Quand on compare ces dépenses à celles qui sont allouées à la réflexion sur les nouveaux modèles économiques, on parvient souvent à des chiffres qui sont 100 fois inférieurs. On met donc beaucoup moins de moyens sur ce type de réflexions.

On peut interpréter ce ratio de deux façons. La première consisterait à dire que les entreprises n’investissent pas suffisamment sur la réflexion sur les nouveaux modèles économiques. Il est vrai que certaines entreprises considèrent que les ressources doivent être consacrées à l’innovation technologique et que le reste (la généralisation sur le marché) suivra, que c’est une affaire d’exécution, que l’on réfléchira pendant le déploiement à comment monétiser cette technologie. La seconde façon d’interpréter le ratio consiste à dire que ces dépenses existent alors qu’elles n’existaient pas du tout encore récemment. On est sur un phénomène émergent et de plus en plus d’entreprises ont conscience qu’elles doivent aussi allouer des ressources sur l’innovation de modèle économique. Toutefois ce sont des dépenses qu’il est encore difficile à justifier.

A part les montants qui y sont consacrés, quels types de freins expliquent ces difficultés ?

Au-delà du montant alloué, il y a un autre enjeu. En supposant qu’elles font l’effort pour réfléchir à des nouveaux modèles, elles le font souvent de façon très analytique, en chambre. Après cette étape, elles sont tentées de se dire que l’étude est terminée, qu’elles ont un plan et qu’il faut le déployer. Or après cette première réflexion, l’étude n’est pas terminée, il n’y a pas un plan mais des expérimentations à réaliser. Il faut considérer ces expérimentations comme faisant partie de l’étude, et pas du déploiement. On voit bien que cette posture est difficile à accepter pour bon nombre d’entreprises et de directions générales.

C’est assez paradoxal d’ailleurs car cette logique d’expérimentation est très habituelle dans l’innovation technologique, les taux de succès des expérimentations technologiques ne sont pas meilleurs que ceux des expérimentations de modèle économique. C’est peut-être car on considère que les brevets et la technologie sont des barrières à l’entrée plus fortes. Pourtant il y a beaucoup d’études qui montrent que ce qui fait le succès d’une technologie, ce n’est pas seulement sa qualité intrinsèque, que ce ne sont pas toujours les « meilleures » technologies qui se généralisent. Et ce ne sont pas non plus toujours celles qui sont les mieux protégées qui assurent la meilleure rémunération.

Le low cost aérien est un bon exemple, ce n’est pas la sophistication technologique ou la protection qui a fait le succès des opérateurs low cost, c’est leur capacité à offrir des services nouveaux, à s’adresser à des nouveaux segments de marché et surtout à mettre en adéquation leurs ressources avec cette offre et ces segments.

Restons toutefois réalistes, il y a encore beaucoup de secteurs où les entreprises ont raison d’investir massivement dans l’innovation technologique et de protéger ces innovations. La santé en est un bon exemple.

Ce qui est certain c’est qu’il y a de nombreux exemples où la composante modèle économique fait un levier important sur l’innovation technique car elle donne un avantage difficilement reproductible ou rattrapable par la concurrence.

En conclusion, même si les montants alloués à l’innovation de modèle économique sont encore faibles en comparaison de ceux alloués à l’innovation technologique, ce montant peut faire la différence en termes concurrentiel.

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Louis-David Benyayer

À propos de Louis-David Benyayer

Entrepreneur / consultant / chercheur / enseignant, Louis-David Benyayer est passionné par l'innovation, la stratégie, les modèles économiques et l'entrepreneuriat.

Yves Pigneur

À propos de Yves Pigneur

La nouvelle génération de business model, c'est lui.

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