La destruction de valeur causée par le modèle du « tout-gratuit » sur la presse en ligne

Enfin ! Cela aura pris quelques années mais la prise de conscience semble être enfin arrivée à maturation : pour la presse en ligne, le modèle du 100% gratuit ne peut constituer une solution à long terme.

C’est en tout cas ce qui ressort des derniers échos du secteur :

  • la volonté du pure-player Atlantico de développer des contenus payants à travers des livres numériques
  • Le récent plan de développement du Figaro annoncé par Alexis Brézet, le nouveau directeur des rédactions du quotidien, qui prévoit une transition de l’édition digital vers un modèle freemium.
  • le résultat de certains ateliers organisée à l’occasion de la sixième édition des Assises du journalisme, organisée début octobre à Poitiers.

La prise de conscience aura été longue… et aura été la source d’une vraie destruction de valeur dans ce secteur qui aura eu du mal à assurer sa transition vers le digital.

Il faut dire qu’au départ, la tentation était grande. Internet permet de toucher instantanément un public très large sans avoir à supporter les coûts de diffusion qui sont ceux de la presse traditionnelle. Le postulat de départ dans la presse en ligne a donc été de privilégier l’acquisition de trafic et la constitution d’une audience basée sur un modèle gratuit pour assurer une large diffusion des contenus et des articles de ces sites d’information en ligne.

L’hypothèse principale était que les revenus – sous forme de recettes publicitaires – viendraient ensuite tout naturellement et que les annonceurs seraient prêt à payer – de préférence, assez cher  – pour communiquer auprès de l’énorme audience ainsi constituée par ces médias en ligne.

Une ligne de conduite qui était déjà, à l’époque, une vraie révolution en terme de modèle économique alors que le monde de la presse traditionnelle avait toujours trouvé son équilibre avec des sources de chiffre d’affaires majoritairement issues de la vente au numéro, de l’abonnement et des revenus publicitaires. Sans compter que ces mêmes acteurs de la presse avaient brocardé à l’arrivée des « quotidiens gratuits » comme 20 minutes ou Métro au début des années 2000.

Le problème, c’est que ce modèle économique du « tout-gratuit » de la presse en ligne a plus que jamais trouvé ses limites. Si l’objectif d’audience a majoritairement été atteint, le deuxième – et certainement le plus important pour la survie à long terme du secteur – n’a pas fonctionné. Les revenus ne sont pas à la hauteur des prévisions et beaucoup de sites d’information en ligne ne sont toujours pas à l’équilibre.

Pire, ce business-model a été source de destruction de valeur et conduit à des dérives qui ont fragilisé le secteur. En effet, dans l’obligation de générer toujours plus de revenus publicitaires pour espérer atteindre la rentabilité, les sites d’information en ligne ont multiplié les écueils nuisant à l’ensemble de la profession.

Le cercle vicieux de la course à l’audience

Le premier d’entre eux est la course à l’audience dans laquelle la plupart des médias en ligne basés sur un modèle gratuit se sont lancés.

En effet, leurs revenus étant essentiellement basés sur un modèle publicitaire rémunéré en fonction du nombre de bannières publicitaires affichées – on parle de CPM ou Coût pour Mille impressions, l’équation est simple : plus le site attire de visiteurs et multiplie le nombre de pages vues, plus le nombre de bannières publicitaires affichées augmente et permet de développer les recettes publicitaires du site.

Si l’on ajoute à cela la baisse structurelle des rémunérations au CPM qui conduit les éditeurs à devoir développer encore plus le nombre de pages vues pour réussir à engranger des revenus conséquents , on comprend l’empressement des acteurs de la presse en ligne à se lancer dans une quête – effrénée – d’audience et de visiteurs uniques.

Le problème, c’est que cette course à l’audience n’a pas eu que du bon. Bien au contraire. Elle a provoqué la baisse du niveau de qualité du secteur.

En premier lieu, « la quête de la page vue » s’est traduite par une course au sensationnel, au « buzz », au « people » et autres thématiques légères et peu qualitatives en vue d’attirer les internautes en quantité. Des sujets généralement pourtant peu relayés par la presse traditionnelle (hors magazine people).

Pour multiplier le nombre de pages vues, et faire face aux impératifs économiques, beaucoup de journalistes – ou stagiaires – de ces sites d’info en ligne ont dû se convertir à une logique de « publication à la volée » pour pouvoir sortir un maximum d’articles chaque jour.

Parfois même sans relecture. Les exemples de fautes d’orthographe grossières dans le titre d’article se retrouvant en page d’accueil sur certains sites d’info de premier ordre ont fait le tour du web. Ne parlons même pas du travail de vérification et de la nécessité de recouper les sources – à la base du travail de journaliste – qui passe probablement souvent aux oubliettes devant cette nécessité de publier un maximum et de « faire du chiffre » pour booster le nombre de pages vues et les recettes publicitaires.

Cette « politique du chiffre » née de la nécessité structurelle de « publication à la volée » a créé un autre écueil portant à la qualité générale du secteur : la reprise, par tous les journaux, des mêmes dépêches AFP ou Reuters provoquant ainsi la « standardisation de l’information ».

Du coup, beaucoup de sites d’info se retrouvent, sur certains sujets, avec des articles au contenu très largement similaires. Quand ce n’est pas uniquement le titre qui est modifié. Ce qui pose clairement le problème de la valeur ajoutée apportée par chaque média dans le traitement de l’information.  Et de la valeur perçue pour les lecteurs qui ne font plus – et ne voient plus – la différence entre tel ou tel site d’information. Difficile, dans ce cas de figure, d’essayer de faire payer les internautes pour une information « standardisée » et peu différenciante quand les dizaines de sites d’info présents sur Google Actualité reprennent peu ou prou la même chose.

Qui a conduit à la banalisation de l’information

L’information ainsi traitée devient une « commodité » sans aucune valeur ajoutée ni valeur perçue aux yeux des internautes entrés dans une « hyperconsommation »  de l’actualité sans mise en perspective ou décryptage.

Au-delà ce phénomène, le business-model du 100% gratuit soutenu par les revenus publicitaires remet plus que jamais en cause les fondements d’une pratique saine et durable du journalisme. Avec l’obligation de mettre l’accent sur ce qui « fera le plus de pages vues » pour augmenter les revenus publicitaires du site et espérer atteindre l’équilibre, le quantitatif prend plus que jamais le pas sur la qualité de l’information et le travail de fond du journaliste.

Ainsi, le modèle met en péril des pans majeurs du travail de journaliste qui ne peuvent être financés par le modèle publicitaire actuel. Des aspects tels que les enquêtes de fond nécessitant plusieurs semaines de travail, les articles d’investigation d’une dizaine de pages, les décryptages et analyses poussées des sujets d’actualité du moment, etc.

En effet, difficile, par exemple, pour un rédacteur en chef d’un pure-player de l’information financé uniquement par la publicité et qui n’a toujours pas atteint l’équilibre de valider la préparation et la rédaction d’une enquête de fond dont les diverses dépenses – travail d’investigation sur le terrain d’un journaliste pendant 15 jours, défraiements, frais divers, etc. – se chiffrerait autour de 3000 € alors que l’article qui en résulterait ne ferait peut-être « que 30 000 pages vues » et rapporterait – avec un CPM à 20 centimes –  à peine 5 € en recettes publicitaires.

Le corollaire de ce phénomène est l’apparition récurrente sur ces médias en ligne d’articles dont la profondeur reste encore parfois à prouver mais qui ont l’avantage d’être rapide à publier et de pouvoir attirer un large public. Tels que, par exemple, des diaporamas – permettant astucieusement de générer une page vue supplémentaire à chaque nouvelle photo affichée – sur des sujets aussi fondamentaux que le concours de Miss France. Ou bien les désormais traditionnels articles reprenant les meilleurs commentaires publiés par les internautes sur Twitter, sorte de micro-trottoir façon Web 2.0. que l’on retrouve pourtant sur les éditions digitales de grands quotidiens.

En conclusion, bien qu’adopté jusque-là par la plupart des sites d’information en ligne en France, le modèle économique du « tout-gratuit » aura conduit à fragiliser un secteur déjà en plein renouvellement de par sa transition vers le digital. Tout en remettant en cause, sur fond de course à l’audience, certains des fondements du journalisme et d’un traitement qualitatif de l’information.

Destructeur de valeur, ce modèle a néanmoins vu émergé dans l’Hexagone des initiatives différentes et couronnées de succès comme celle de Média Part ou d’Arrêt sur Images.

Nul doute que la prise de conscience de l’inefficacité du modèle du « tout-gratuit » et de la transition qu’elle engendra ne pourra être que bénéfique pour la presse et forcer les acteurs de ce secteur à se réinventer sur le digital pour développer une véritable valeur ajoutée et perdurer sur le long terme.

A propos de l’auteur :

Thibault Vincent est entrepreneur, auteur, conférencier et directeur de la publication de Comment Rentabiliser son Site Web.com, consacré à la monétisation des sites internet et aux business model du web. Il a également publié le premier livre sur la monétisation : « Le web, ça rapporte ! Rentabiliser son site, son blog ou son appli grâce à une stratégie digitale efficace » aux éditions Pearson.

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À propos de Thibault VINCENT

Thibault Vincent est entrepreneur, auteur, conférencier et directeur de la publication de Comment Rentabiliser son Site Web.com, consacré à la monétisation des sites internet et aux business model du web.

One thought on “La destruction de valeur causée par le modèle du « tout-gratuit » sur la presse en ligne

  1. AvatarAnonyme

    Excellent article. Cela pose la question de la valeur d’une news ou d’une information. De fait, la course à l’audience a fait que la valeur d’une dépêche est plus associée au page views, qu’à la qualité de la rédaction, à la difficulté à aller chercher l’information.
    Si on part du principe qu’il faut être dans un mode « fair trade », il faut que chaque acteur de la chaine (La source, le journaliste, l’éditeur, le curateur, la mise en page, la distribution par les médias) qui ajoute de la valeur puisse vivre. Si le consommateur ne veut plus payer pour lire ou visualiser une information, il se condamne lui-même à être exposé et bombardé de messages pubicitaires, jusqu’à temps qu’il n’en puisse plus. Pour moi, le « tout gratuit » n’a jamais été un modèle viable. Pousser à l’exptrème, c’est la fin du journalisme. Il faut de nouveau que l’information ait un prix et que le client en perçoive une valeur pour lui/elle. Dans un monde d’infobesity, mettre un prix sur une information est un art !!!
    Un autre axe de réflexion est de savoir si il ne faut écrire que des news qui seront lues massivement (quite à tomber dans le trash, ou dans ce qui intéresse les marchés) ou faut-il couvrir tout ce qui se passe dans le monde (quite à ce que ce ne soit pas lu).
    Yves Zieba

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