Et l’Open Maths, c’est pour demain ?

Les mathématiques ont toujours tenu une place particulière dans le monde des sciences. En est-il de même à l’ère des open models ? Fronde ouverte, boycott économique des publications dominantes, culture vieillotte, en grand décalage avec son temps, clash des générations, manque de reconnaissance de certaines contributions, ça bouge dans le monde des maths ! Rencontre avec Célya Gruson-Daniel de Hack You PhD et Paul-Olivier Dehaye, professeur de mathématique.

Peut-on déjà parler d’Open Maths ?

Célya Gruson-Daniel (C.G.D.) : Open Maths, peut-être pas complètement. Il y a plusieurs sous-disciplines. Les mathématiques semblent être une des disciplines scientifiques les plus collaboratives depuis le départ, comparées aux Sciences du Vivant. Des mathématiciens ont été parmi les premiers à participer au mouvement Open Access. Le projet Polymath de mathématiques collaboratives est un des exemples qui illustre ce phénomène. Il a été fondé par Tim Gowers qui est très engagé également pour l’Open Access avec l’initiative « boycott Elsevier« .

Paul-Olivier Dehaye (P.O.D.) : Il y a un mouvement parmi les mathématiciens pour l’application massive des principes d’open science : la collaboration massive et ouverte entre mathématiciens sur des blogs ouverts à tous, l’open data, l’open source… La communauté de mathématiciens se rend compte que Mathematica ou Matlab sont des voies sans issue. Tout à coup, des matheux se mettent à travailler ensemble sur des problèmes très complexes, et se rendent compte qu’ils font des progrès très rapides ensemble. Il n’y a pas de barrières à l’entrée, chacun est le bienvenu. Il y a dans le « grand public », des personnes très fortes en mathématiques, qui apportent une véritable contribution, théorique et numérique. Un exemple concret de rapidité phénoménale : le projet de « la borne supérieure sur la proximité de nombres premiers consécutifs », où une collaboration entre mathématiciens théoriciens et professionnels du calcul numérique sur ordinateur collabore. Ce projet avance très vite, tellement vite qu’il y avait un rythme journalier dans les contributions.

Il y a dans le « grand public », des personnes très fortes en mathématiques, qui apportent une véritable contribution, théorique et numérique.

Quels modèles économiques ?

C.G.D. : Quand on parle de recherche académique, on se trouve dans un domaine subventionné avec de l’argent public. Aujourd’hui il existe une revendication et une volonté d’indépendance de la recherche ou plutôt d’un retour à une indépendance par rapport à des éditeurs privés. Les valeurs créées par les connaissances produites par les chercheurs sont souvent captées par ces éditeurs. Aujourd’hui avec l’Open Access, différentes pistes ont été mises en place pour rendre l’accès aux publications scientifiques libres. Les Epi-Revues souhaitent retrouver une autonomie de la publication scientifique, elles sont constituées d’un comité éditorial au dessus des archives ouvertes, qui permet une qualité vérifiée. Exemple : Mise en place d’auto-archivage, voie verte, open access.

P.O.D. : Principalement dans le développement d’outils qu’on peut utiliser. Par exemple, Github pour partager nos travaux. Github reflète une évolution de la société. C’est surtout un état d’esprit qui affecte notre travail. C’est plus naturel pour nous de partager nos ébauches d’articles et de mettre nos données en commun. Cela fait longtemps que les mathématiciens collaborent entre eux.

Quelle relation entre « open science » et « open data » ?

C.G.D. : On peut comprendre plusieurs choses par « open data ». Open Data comme libre accès aux données publiques pour une transparence des subventions et des budgets publics alloués au niveau de la recherche, transparence sur les salaires. Par exemple, une plateforme d’Open Data de l’enseignement supérieur et de la recherche a été crée en avril 2014 pour mettre à disposition ces informations. Une politique de l’Open Data est menée en France plus généralement avec Etalab. Ces mouvements sont très développés en Angleterre, avec des lobbys, des activistes. On peut aussi comprendre « open access aux données » ou « open research data ». En Europe et aux Etats-Unis, la mise en ligne de certaines données de recherche existent déjà avec des plateformes dédiées. Pour les données sensibles, (notamment pour les sciences de la vie et la santé) il est nécessaire d’anonymiser ces données. Mais une réflexion est nécessaire sur le spectre de ce qu’on peut ouvrir ou pas au grand public. Il faut en effet distinguer le partage de données entre laboratoire de recherche d’une part, et le fait de tout rendre public, d’autre part. L’accès aux données est au cœur des préoccupations et des reflexions ont lieu notamment sur le type de licence à associer au contenu rendu public.

Une réflexion est nécessaire sur le spectre de ce qu’on peut ouvrir ou pas au grand public.

P.O.D. : Les mathématiques ont énormément apporté à l’open data car il faut analyser les données rendues publiques. Or l’anonymisation et la désanonymisation des données impliquent l’usage des maths. Inversement, les techniques de big data peuvent nourrir les réflexions des mathématiciens. Si des mathématiciens commencent à partager des données, cela peut donner de nouvelles coïncidences, qui peuvent mener à de nouveaux résultats. Par exemple, l’«Online Encyclopedia of Integer Sequences», une librairie partagée de suite de nombres entiers. 1.2.3.7.22 Quel est l’entier suivant ? On peut aller retrouver dans ce dictionnaire, cet herbier des mathématiques, les suites observées dans le passé. Ce serait le type de problèmes où les techniques d’open data pourraient s’appliquer.

Quelle relation entre Open Science et Open Education ?

C.G.D. : Open Science et Open Education, ca va ensemble ! Il faut faire attention aux définitions pour éviter les confusions et les amalgames. Notamment au sujet des MOOC. Les MOOC ne sont pas tous nécessairement dans le domaine de l’Open Education. Pour qu’un MOOC soit réellement du domaine de l’Open Education, certaines conditions doivent être remplies, notamment la possibilité de réutilisation du contenu, et que les licences soient libres ( CC-BY ou CC-BY-SA). Les MOOC confondent souvent la notion d’Open Education et de gratuité. Même si le contenu est mis à disposition gratuitement, si on ne peut pas partager et réutiliser le contenu, ce n’est pas de l’open. Typiquement pour les licences ouvertes, il y a des clauses de restriction d’usage (NC/ND), sur les licences libres, il n’y a pas de restriction d’usage. Au niveau de l’open access, la déclaration de Budapest recommande CC BY.

L’accessibilité au cours du temps est aussi importante. Si un cours n’est ouvert qu’un mois par an par exemple, ce n’est pas pareil que s’il est ouvert en permanence. Open Courseware est bien aligné à la logique d’open éducation, les MOOC sont des objets plus divers et hybrides. À ce sujet, nous préparons un questionnaire pour la production d’un futur MOOC « Numérique et Recherche en santé » auquel vous pouvez accéder via ce lien. Des développements intéressants existent dans les interactions entre science et société, par exemple entre malades et chercheurs. C’est bien d’avoir accès à l’information, mais si on ne sait pas quoi en faire, cela ne sert à rien. Un exemple de relation entre Open Science et Open Education, c’est la recherche dans des biohackerspace. Nous observons des développements sur les questions : Qu’est-ce qu’une donnée ? Qu’est-ce que faire une veille ? Comment partager une ressource scientifique ?

Il y a un état d’esprit en mathématique qui fait qu’on partage facilement. L’Open Education apparaît naturelle.

P.O.D. : Ce serait bien de permettre à la recherche et aux doctorants d’échanger avec plus de monde. Il y a un état d’esprit en mathématique qui fait qu’on partage facilement. L’Open Education apparaît naturelle. Les mathématiciens travaillent avec un langage commun, les nombres, leur curriculum est très standard par rapport à d’autres matières. L’open éducation permet de développer des cours de plus en plus avancés avec une vingtaine de professeurs, par exemple au niveau doctorant, au niveau mondial. Aujourd’hui, la plupart des mathématiciens travaillent en petite équipe et sont isolés. En mathématiques, donner un cours à 50 étudiants, c’est massif ! Sans doute, des cours d’algèbre linéaire vont attirer des centaines de milliers d’étudiants dans des MOOC. Ensuite, on peut se retrouver rapidement seul avec son directeur de thèse. Avec les MOOC, les cours en ligne et l’Open Education, on peut trouver d’autres personnes intéressées. Par exemple, les étudiants de Leeds prennent leurs cours de mathématiques avancées à Oxford en ligne. Le financement des instituts dépend de l’enseignement, les cours en ligne risquent de changer les modèles économiques des instituts de mathématiques. Ils représentent un risque pour leur financement. Les mathématiciens donnent beaucoup de « cours de service » aux autres instituts qui pourraient facilement être remplacés par un MOOC.

Sur MathOverflow (un équivalent mathématique de Stack Overflow, une sorte de Quora pour les mathématiques avancées), une Knowledge Base pour les chercheurs en mathématiques, on peut passer facilement une demi journée sur une question complexe. Ce n’est pas reconnu par les canaux officiels (que sont les articles dans les journaux). Cela contribue à une certaine réputation et à se construire un profil de façon plus soft. On se pose la question si c’est de l’altruisme pur ou si on peut en tirer quelque chose. Deux articles d’Ursula Martin font référence sur le sujet des études sociologiques des open models appliqués aux mathématiques. Ils permettent de comprendre comment quantifier certains aspects de ces collaborations ouvertes :

What does mathoverflow tell us about the production of mathematics ?

Mathematical Practice‚ Crowdsourcing‚ and Social Machines. 

Quelle relation entre open science et open access ?

C.G.D. : Des discussions et des débats ont lieu pour clarifier ce que signifie « open ». Il y a des définitions, des variations et des différences dans les définitions, selon les acteurs. L’open access fait partie de ce mot valise qu’est l’open science. Il signifie le libre accès aux contenus scientifiques revues par les pairs. On étend cela maintenant aussi à d’autres contenus tels que des posters, des présentations. Selon les acteurs il y a eu différentes compréhensions qui se sont développées :

1 – Par free, on entend parfois libre, free de freedom. On entend aussi parfois Licence libre, c’est à dire la possibilité de partage et repartage, l’usage non restreint comme le définissait la déclaration de Budapest en 2001.

2 – Gratuit : lire gratuitement et ne pouvoir rien faire du contenu, ce qui est beaucoup plus restrictif.

Les ateliers Open Access que nous avons organisés avec HackYourPhD pendant l’Open Access Week ont explorés ces thèmes, dont voici un article récapitulatif (en anglais).

L’open access fait partie de ce mot valise qu’est l’open science. Il signifie le libre accès aux contenus scientifiques revues par les pairs.

Dans mon projet de thèse que je commence, je vais étudier les caractéristiques et l’impact de ce mouvement Open Science sur la recherche actuelle. Je vais observer et étudier les différents discours autour de ces thématiques et voir dans quelle mesure ce débat permet d’expérimenter, d’innover, notamment au niveau économique et juridique.

P.O.D. : Cela fait très longtemps que les matheux utilisent la technologie. On produit déjà des articles et on fait déjà les revues. Les éditeurs/publishers ont peu de valeur ajoutée, par rapport à ce qu’ils gagnent. Cela nous coûte de l’argent de racheter les journaux spécialisés alors que nous produisons les articles ! Les systèmes et les modèles économiques ouverts ont donc beaucoup d’intérêt. On assiste à un véritable boycott économique, une fronde contre l’éditeur dominant Elsevier. Un médaillé Fields, Tim Gowers, s’est publiquement exprimé sur ce problème, dans « the cost of knowledge ». Il encourage les personnes à bien se renseigner et encourage les matheux à organiser des fuites d’information même soumises à des accords de confidentialité, pour contourner la dépendance envers ces éditeurs dominants.

Quels changements pour le futur ?

C.G.D. :  Les pratiques numériques vont changer pas mal de choses. Il conviendra de prendre en compte la nécessité du libre accès aux publications scientifiques, d’approfondir la réflexion autour des données. Nous sommes à l’étape « Science in transition », la gestion de la transition de la recherche va être un virage à bien négocier, afin de préserver l’indépendance de la recherche académique et publique. ll faudrait sortir de la schizophrénie de certains gouvernements coincés entre une certaine vision de l’économie de la connaissance (droit de la propriété intellectuelle, privatisation et marchandisation des connaissances) et la notion de biens communs informationnels. Cela passera sans doute par une prise de conscience du mouvement de la connaissance comme communs. Compte tenu de cette schizophrénie, il convient d’avoir une posture prudente et réflexive, et étudier le mouvement pour bien le comprendre et savoir comment il fonctionne et évolue.

Nous sommes à l’étape « Science in transition », la gestion de la transition de la recherche va être un virage à bien négocier, afin de préserver l’indépendance de la recherche académique et publique.

P.O.D. :  lI faut s’attendre à une généralisation complète de ces méthodes. Le nouveau naturel sera de produire des articles avec plusieurs personnes qui collaborent, plutôt que de se limiter à seulement un ou deux auteurs. En mathématiques, il y a très rarement plus de 3 auteurs pour une publication. C’est lié à la culture des maths, à la difficulté des sujets et à l’hyper-spécialisation. On travaille pour de très petites communautés en très petits groupes. D’ailleurs, lorsqu’on travaille à plusieurs, on ne sait même pas comment s’appeler ! Les physiciens arrivent à produire des publications avec 2000 noms d’auteurs, en mathématiques, si on est 50, c’est la honte ! On a peur d’avoir son nom associé à une infime partie du travail.

Quels sont les obstacles à la généralisation de l’open math ?

P.O.D. :  La reconnaissance. Que des jeunes, convaincus que c’est le futur, n’ont aucun intérêt à contribuer. Leurs CV sont évalués par des gens qui n’en voient pas l’intérêt. Cela va à l’encontre d’une culture vieillotte.

 

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Yves Zieba

À propos de Yves Zieba

Yves Zieba est entrepreneur à Genève. Il a étudié à ESCP Europe, HEC Montreal, IMD et LBS, il s'est spécialisé en stratégie agile et en innovation ouverte. Il a effectué la plus grande partie de sa carrière au sein de grands groupes leaders dans leurs activités: Arthur D. Little, Mannesmann, Degussa, Safran, Total, Thomson Reuters. Yves a été intrapreneur dans un incubateur avant de devenir entrepreneur, il est maintenant un conférencier et mentor de start ups indépendant. Il enseigne auprès des programmes d'executive MBA; de Master et de Bachelor, notamment aux HEG, auprès de l'Université de Genève et de l'EPFL Innovation Park. Il est actif dans le monde associatif français et suisse, il préside l'association Pangloss, qui encourage l'innovation utilisant les modèles économiques ouverts. Il a co-fondé Genevita, une fondation pour le développement de la médecine personnalisée, et fait partie du Conseil Consultatif de Softweb, l'incubateur d'innovation sociale en Suisse Romande. Genevois d'adoption, il anime la communauté des 600 anciens ESCP Europe en Suisse, et est passionné par le sport et par les technologies de transfert du savoir et les nouvelles technologies de l'éducation.

Célya Gruson-Daniel

À propos de Célya Gruson-Daniel

Curieuse de tout et surtout de ce qui peut émerger de plusieurs cerveaux humains s'interrogeant et réfléchissant ensemble.

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