Pourquoi contribuer à des projets collaboratifs

Pourquoi certains passent autant de temps, dépensent autant d’énergie et parfois d’argent pour des projets collaboratifs ? Comme ce n’est pas pour une rétribution financière, quelles sont les motivations des individus à contribuer ? Louis-David Benyayer et Lionel Maurel présentent ce qu’ils ont appris et s’appuient en particulier sur l’histoire d’Open Models, livre écrit par 53 contributeurs et dont la version anglaise a été rendue possible grâce à l’énergie de 25 volontaires qui ont assuré sa traduction et son édition.

La montée en puissance de la contribution

De plus en plus d’initiatives contributives et collaboratives émergent et se développent. Grâce aux possibilités offertes par le numérique, ces approches ont trouvé un terrain fertile dans le logiciel (Linux, Mozilla) et la production de contenu dématérialisé (Wikipedia, licences creative commons). Loin d’être marginales ou cantonnées aux experts, ces organisations qui s’appuient sur des contributions individuelles souvent bénévoles prennent une place considérable : 500M de visiteurs uniques par mois sur le site Wikipedia, 1 M de contributeurs à cette encyclopédie. Le modèle fait des émules dans la cartographie avec Open Street Map ou l’activisme alimentaire avec Open Food Facts. Creative commons recense plus d’1,2 milliard d’oeuvres numériques disponibles sous ses licences (voir la synthèse state of the commons). La contribution est également utilisée mobilisée dans la conception industrielle (Wikispeed, Open Source Ecology, Arduino, Rasberry Pi).

Dans un contexte où les contraintes économiques sont fortes pour beaucoup, quelles sont les motivations de ces individus à passer du temps et à mettre leur intelligence et leur connaissance au profit de la communauté, sans attendre de rétribution financière ?

Open models, une expérience contributive

En novembre 2013, nous étions une dizaine de passionnés à nous rassembler pour mettre en commun nos connaissances sur les modèles ouverts. Au bout de quelques minutes de discussion, nous décidions de mobiliser un panel plus large d’expertises et de diffuser largement nos réflexions. Six mois plus tard et grâce à l’énergie d’une cinquantaine de contributeurs, 35 articles avaient été publiés, 8 événements organisés, 25 vidéos produites et 14 propositions faites au gouvernement.

Souhaitant toucher un public plus large nous avons décidé de réaliser un ouvrage papier et numérique avec l’ensemble de ces contenus. En quelques semaines, un livre et un site internet ont été conçus et produits. Pour financer l’édition numérique nous avons lancé une souscription et en quelques semaines, le budget a été réuni. Pendant un an, en 2015, la version numérique du livre a été largement diffusée et consultée et la version papier du livre a trouvé un public large.

Début 2016, forts de quelques demandes éparses, nous décidions de réaliser la traduction en anglais du livre. Nous lancions un appel à contributeurs le 8 mars et en 4 semaines, l’intégralité du contenu a été traduit et relu. Un premier lot de l’édition anglaise a été présentée et diffusée pendant OuiShareFest mi-mai 2016.

9 moteurs de la contribution

Que nous apprend cette expérience sur les moteurs de la contribution ? Nous souhaitons ici présenter un retour d’expérience plus qu’une théorie ou une approche exhaustive. Il y a certainement d’autres éléments qui rentrent en considération dans d’autres contextes et nous serions heureux de recevoir vos commentaires ou apprentissages. En construisant cette liste nous avons conclu qu’il ne nous était pas possible de les hiérarchiser et que pour beaucoup de contributeurs, c’est un mélange de différents moteurs qui explique la contribution.

Voici donc les 9 moteurs que nous avons identifiés, regroupés en 3 catégories

Le moteur intellectuel

  • Combler un manque
  • Apprendre
  • Faire avec d’autres / bénéficier des efforts des autres

Le moteur social

  • Se valoriser, être reconnu
  • Rencontrer et interagir avec les autres
  • Partager une connaissance

Le moteur politique

  • Participer à une initiative, une cause qui a un impact
  • Participer à la gouvernance
  • Diffuser et militer pour une cause que l’on défend ailleurs

Les conditions qui favorisent la contribution

Les moteurs sont nécessaires mais pas suffisants. Ce n’est pas uniquement parce qu’elle permet à chacun de se réaliser (intellectuellement, socialement ou politiquement) qu’une initiative contributive parvient à mobiliser l’énergie de ses contributeurs. Des conditions liées à l’organisation et au mode de fonctionnement permettent à la contribution de s’organiser et de se déployer.

Transparence

  • Des modes de fonctionnement explicites et clairs
  • Une bonne communication sur les processus
  • Des mécanismes de rétribution explicites

Accessibilité

  • Des moyens pour contribuer facilement accessibles
  • Une communication régulière sur l’avancement du projet
  • Des lots de contribution de taille variables permettant à chacun de doser son implication

Finalité

  • L’existence d’une demande (notre effort sert à quelque chose, il est attendu par quelqu’un)
  • La visualisation d’un but sous une forme tangible et incarné
  • L’encadrement des droits d’usage par une licence

La réalité : des formes de contribution très différentes

Même s’il paraît possible de dégager quelques “lignes de force” concernant les mécanismes des contributions, il ne faut pas perdre de vue qu’elles varient beaucoup selon les types de projets collaboratifs. L’articulation entre les moteurs et les conditions se retrouve sans doute dans tous les cas, mais avec de multiples configurations possibles. Il faudrait analyser plus en détail ce lien nécessaire entre les moteurs et les conditions, qui compte pour beaucoup dans la réussite ou l’échec des projets. Les moteurs renvoient à la dimension subjective des individus participants, en faisant écho à leurs attentes et à leur ressenti. Les conditions constituent la dimension objective de la participation, un cadre qui peut être plus ou moins formalisé, mais qui sera toujours nécessaire pour garantir le succès de l’entreprise collective.

Un point certain est qu’il paraît en revanche artificiel d’opposer les “contribution motivée” aux “contributions désintéressées”.

Un point certain est qu’il paraît en revanche artificiel d’opposer les “contribution motivée” aux “contributions désintéressées”. L’existence chez les individus de moteurs à la contribution fait que celle-ci n’est sans doute jamais complètement “désintéressée” au sens propre du terme, sans que cela n’affecte la sincérité des intentions des acteurs. Quand l’intéressement n’est pas financier, il passe par des formes de rétributions symboliques, en terme de réputation par exemple. Et même lorsque les contributeurs souhaitent rester anonymes (ce qui est arrivé dans le cas d’Open Models), ils tirent d’autres formes de retours de leurs apports, comme la valorisation de leurs compétences ou la simple satisfaction des contacts humains. La contribution ne peut pas s’analyser comme un “choix rationnel” qui serait fait par un “homo economicus” désincarné (lequel n’a au fond jamais intérêt à contribuer…). Elle relève aussi – et peut-être même surtout – d’affects qui parviennent à être mobilisés et canalisés dans certains contextes favorables.

La contribution ne peut pas s’analyser comme un “choix rationnel” qui serait fait par un “homo economicus” désincarné

Une des dimensions essentielles des conditions de la contribution est celle de son échelle. On peut contribuer en cercle restreint (comme dans un commun agricole ou un jardin partagé) ou en cercle ouvert (dans un projet comme un logiciel libre ou Wikipédia). La particularité d’Open Models a été de se situer à mi-chemin entre ces deux extrémités. Le projet était ouvert au départ à un grand nombre de contributeurs, qui ont été recrutés par “co-optation” à partir d’un petit groupe. Une série d’événements IRL conduits pendant 6 mois ont permis à la fois d’élargir ce noyau et de constituer une communauté au sens fort du terme autour du projet. Cette proximité et ces liens de connivence ont permis de créer les conditions d’une confiance pour faire aboutir le projet, dont le pilotage concret a été assumé à nouveau par un groupe restreint, animé par un “leader” (Louis-David Benyayer, qui a assuré la direction de l’ouvrage et de sa traduction, au sens classique du terme).

Cette expérience fait ressortir une caractéristique que l’on retrouve dans beaucoup de projets collaboratifs. Il existe souvent différents cercles de contributions, avec un coeur assurant un rôle d’initiative et de conception, et une périphérie aux apports plus ponctuels et/ou restreints. Les deux sont cependant absolument essentiels pour la réussite d’un projet collaboratif. Mais les moteurs des acteurs situés au coeur ou la périphérie seront nécessairement différents. Malgré “l’horizontalité” souvent revendiquée par les projets collaboratifs, les contributions ne se situent pas toutes au même niveau, que ce soit en termes qualitatif ou quantitatif. Il en résulte une certaine “division du travail” contributif, y compris dans les projets en P2P (ou entre “pairs”). Un des défis consiste souvent à reconnaître la valeur de toutes les contributions, malgré leur niveau différents, et à réussir à associer tous les participants à la gouvernance, pour éviter que la division du travail ne retourne à un schéma classique de direction hiérarchique.

Dans le projet Open Models, l’aspect éditorial impliquait une certaine centralisation des choix, mais un souci constant a été respecté de faire appel au groupe pour les grandes options, en laissant à chacun la possibilité de s’exprimer. Une attention particulière a aussi été accordée à la reconnaissance symbolique, en faisant en sorte que chaque contribution soit identifiée en tant que telle et attribuée à leur producteur.

 

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Louis-David Benyayer

À propos de Louis-David Benyayer

Entrepreneur / consultant / chercheur / enseignant, Louis-David Benyayer est passionné par l'innovation, la stratégie, les modèles économiques et l'entrepreneuriat.

Lionel Maurel

À propos de Lionel Maurel

Aka Lionel Maurel. Juriste & bibliothécaire Par thesupermath. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons, remix by Guénaël Boutouillet) Décrypte et analyse les transformations du droit à l’heure du numérique : #PropriétéIntellectuelle #Droitd’Auteur#Droitdel’Internet #Droitdel’Information, #DroitdelaCulture#CultureLibre #LicencesLibres #LibertésNumériques #EditionNumérique Traque et essaie de faire sauter (y compris chez lui) le DRM mental qui empêche de penser le droit autrement Engagé pour la défense et la promotion des biens communs, de la culture libre et du domaine public Veut rendre à l’intelligence collective tout ce qu’elle lui donne, notamment ici :twitter.com/Calimaq /http://fr-fr.facebook.com/Calimaq Co-fondateur du collectif SavoirsCom1, politique des biens communs de la connaissance Administrateur de La Quadrature du Net, organisation de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet A eu le grand honneur de tenir une chronique hebdomadaire sur le site d’information OWNI, durant l’année 2012 Conservateur des bibliothèques, en poste à la Bibliothèque d’Histoire Internationale Contemporaine (BDIC) – Université Paris X Nanterre : http://www.bdic.fr/ Le Bibliothécaire. Par Arcimboldo. Domaine public. Je suis également formateur sur les questions juridiques et numériques, pour divers organismes de formation professionnelles (ENSSIB, Mediadix, CNFPT,  etc). Voyez mes supports de formation sur Slideshare. http://scinfolex.com

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