Interview de Daniel Kaplan (FING) : le numérique : entre démocratisation et pouvoir des plateformes

Daniel est le fondateur et délégué général de la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération), créée en 2000. Au cœur des transformations liées au digital et au numérique il est un observateur particulièrement averti des évolutions récentes et à venir.

Il nous a donné son point de vue dans le cadre de l’étude Fab4Revolution.

Quels sont les secteurs qui ont été le plus impactés par le numérique et de quelle nature ont été les transformations ?

Je ne suis pas certain qu’une analyse en termes de secteur soit pertinente, le numérique est l’outil de la transformation de tous les secteurs d’activité. On peut dire qu’il n’y a pas de secteur ou d’entreprises qui ne soit pas du tout numérique. De la même façon, ce sont toutes les étapes de la chaîne de valeur qui sont aujourd’hui impactées par le numérique : la conception avec les outils et logiciels 3D par exemple, la chaîne d’approvisionnement et de production et bien sûr la relation au consommateur et le marketing.

Le mouvement de numérisation va de pair avec un autre mouvement qui caractérise la période récente, la globalisation des économies. On peut voir la relation dans les deux sens entre ces deux mouvements, d’une part la globalisation a favorisé la généralisation d’outils et de protocoles au niveau mondial et à l’inverse, le numérique, par la dématérialisation, l’accélération des processus, la facilitation des coordinations, a favorisé la globalisation. Les deux mouvements sont très liés et s’alimentent.

S’il n’y a pas de spécificité, quelles sont les transformations associées à la numérisation de l’économie ?

L’informatisation et la numérisation redéfinissent les fonctions de coût, accélèrent les cycles de vie des produits, modifient les mécanismes d’innovation et répartissent différemment les fonctions économiques. Avec le numérique, les fonctions (conception, production, relation client, après vente) se redistribuent géographiquement, se répartissent différemment dans le temps et se distribuent au sein d’un nouveau cercle d’acteurs : l’entreprise, ses partenaires habituels, un grand nombre de nouveaux acteurs et de nouveaux intermédiaires, les clients eux-mêmes….

Les chaînes de valeur ont été largement redéfinies avec ces évolutions. D’une part, le numérique contribue à saucissonner les chaînes de valeur en éléments plus petits, à scinder des étapes qui étaient auparavant rassemblées. Ce qui conduit à l’apparition d’acteurs qui se positionnent en spécialistes de tel ou tel maillon de la chaîne de valeur sur un périmètre global. Le modèle de la plateforme est une illustration de ce mouvement, ce qui n’est pas sans poser de questions car on voit bien qu’il pousse au monopole. D’autre part, la fonction de fabrication industrielle tend à se banaliser, elle ne constitue plus toujours un élément de différenciation pour les industriels. Foxconn est l’exemple le plus représentatif de ces acteurs se sont spécialisés dans la fonction de production en jouant au départ sur un levier de productivité lié à des coûts de main d’œuvre inférieurs.

Ces mouvements ne sont pas récents, ils sont visibles au moins depuis les années 1980. La numérisation a rendu possible ces transformations, elle en est l’outil, le catalyseur autant que le produit.

Quelles ont été les stratégies des acteurs historiques dans ce mouvement ?

On a souvent prévu la disparition des grands acteurs historiques de chaque marché : constatons qu’elle n’a pas eu lieu. Quelques nouveaux géants sont apparus mais, en dehors des secteurs numériques (ou entièrement « numérisables », tels que les médias et les industries culturelles), pas tant que ça. Les leaders historiques ont pour la plupart intégré le numérique, développé le multicanal, et maintenu leur position sans, au fond, transformer en profondeur leur modèle.

Le multicanal était déjà présent dans les années 80 pour ces acteurs avec le minitel, les réseaux physiques et les catalogues, l’internet et le mobile n’ont fait qu’apporter des dimensions supplémentaires.

Les transformations les plus profondes ont en fait eu lieu à des étapes non visibles par le client, des étapes internes, les étapes de conception et de production (d’organisation des chaines de valeur), c’est là que les transformations ont été les plus fortes. La différence ne se fait plus vraiment sur la fabrication mais sur la conception, le marketing et la capacité à s’intégrer et à interagir productivement au sein d’un écosystème ; et en aval, sur la distribution, la relation, la personnalisation… même s’il faut convenir que l’industrialisation actuelle de la relation client tend à la niveler par le bas.

Concernant la relation client, le bilan de la numérisation est souvent présenté de façon contrastée, comment percevez-vous les évolutions induites par la digitalisation de cette étape de la chaîne de valeur ?

Les acteurs historiques ont couru vers cette surindustrialisation de la relation client amorcée par les pure players internet avec deux hypothèses : les clients veulent tout faire à distance et par eux-mêmes, et nous allons réaliser des gains de productivité importants qui passeront dans les prix. Aujourd’hui il y a une double gueule de bois sur ces deux questions. La grande leçon c’est qu’il existe un degré d’informatisation au-delà duquel quelque chose commence à se perdre.

Plus fondamentalement, ce qui n’a pas été vu par les acteurs historique c’est que la numérisation ne conduisait pas à une substitution des canaux mais plutôt à une augmentation des relations et que les relations liées aux canaux numériques s’ajoutaient aux relations existantes sur d’autres canaux. A titre d’illustration, dans la banque de détail, la digitalisation de la relation client n’a pas amené les grands réseaux à réduire leur nombre d’agence, parfois même au contraire. Dans ce cas précis, la numérisation n’agit pas en substitution mais en augmentation.

Dans ce mouvement, les acteurs ont beaucoup perdu. En privilégiant une vision d’optimisation des coûts, ils ont fortement dégradé la qualité de la relation avec leurs clients qui ont moins confiance, et dont la loyauté et la fidélité a largement diminué.

Quelles sont les tendances à venir liées à la digitalisation ?

Si on étend la tendance de la numérisation et de la dématérialisation, qu’est-ce que ça nous dit ?

On voit bien que les individus font de plus en plus de choses ensemble, on a pris l’habitude de parler d’économie collaborative. L’expression est intéressante, mais attention à ne pas l’appliquer à tort et à travers. Dans la plupart des cas, les individus qui s’engagent dans ces pratiques (ebay, le car sharing, …) ne se disent pas qu’ils « collaborent », ils cherchent à réaliser des actions de façon plus rapide, moins coûteuse ou plus satisfaisante. Et l’essentiel de la valeur économique est capté par un intermédiaire.

Dans de tels cas, je parlerais plutôt d’économie horizontale que collaborative. Avec le numérique, ces relations horizontales sont facilitées. On voit bien que c’est un facteur de transformation important. Par exemple le co-voiturage pourrait transformer la façon de concevoir et de produire les voitures. Les industriels ne sont donc pas hors jeu, ils doivent trouver une place dans un nouveau jeu.

L’économie collaborative désignerait, à mon avis, le cas où la collaboration entre individus produit des biens ou des services en dehors de la sphère marchande. En rendant plus aisée la coordination à grande échelle, le numérique rend ceci plus facile : pensons à Wikipedia, qui a dans une large mesure fait disparaître le marché des encyclopédies, tout en multipliant par 10 ou 100 le nombre de gens qui recourent à des contenus de type encyclopédique.

L’univers du do it yourself, des makers et des fablabs révèle une autre tendance qui peut transformer en profondeur le modèle industriel. Ces émergences annoncent a minima une évolution importante de la conception et du prototypage ; sans doute une transformation du cycle de vie des produits et de sa gestion ; et peut-être, dans certains domaines, un nouveau mode de production et d’assemblage. La conception devient plus « agile », mais aussi plus distribuée, plus décentralisée et plus collaborative : l’innovation industrielle est, comme les autres, contrainte à s’ouvrir. La production peut également s’ouvrir, dans une certaine mesure et selon l’évolution des techniques : du bricolage aux usines flexibles en passant par les techniques d’assemblage qui pourraient succéder à l’impression 3D. On voit par ailleurs revenir la réparation, le bricolage et l’adaptation de produits existants, le recyclage « artisanal », qui avaient pour ainsi dire disparu parce que les industriels avaient tout fait pour les rendre impossibles.

Quel rôle auraient les plateformes dans ces évolutions ?

Dans cette tendance, un acteur comme Amazon (c’est un exemple) pourrait devenir l’endroit à partir duquel ces produits se conçoivent, se mettent au point en réseau et se fabriquent.

Plus généralement, les plateformes comme Amazon et Itunes révèlent une prise de pouvoir des distributeurs par l’aval, par la relation client. Avant, un libraire ou un éditeur était aussi préoccupé de l’amont (l’écrivain et le livre) que de l’aval (les lecteurs). En revanche, ces plateformes n’accordent que très peu, voire pas, d’attention à l’amont, à ce qui est produit. Elles concentrent leurs efforts et leurs ressources sur la captation et la fidélisation des consommateurs, des clients. C’est ce qu’elles mettent en avant dans le rapport de force qui les oppose aux producteurs et aux éditeurs.

Le modèle de la longue traine est l’expression de ce positionnement, c’est un modèle efficace pour les distributeurs qui n’investissent pas dans la production. Ils ont tout à gagner à proposer un catalogue colossal sur lequel ils n’ont rien investi, même si l’écrasante majorité des productions génère peu de volume. Mais il n’en va pas de même des producteurs et des créateurs qui végètent au bout de la « longue traîne…

Les plateformes de matching entre offre et demande (comme Google) vont continuer à jouer un rôle important car d’une part la demande va continuer à augmenter et l’offre continuera de se diversifier sans arrêt. Les fonctions permettront la rencontre entre ces demandes et ces offres de plus en plus nombreuses et diverses seront essentielles.

Vous avez été assez critique sur Facebook dans un article récent du Monde lors de l’introduction en bourse, d’où vient votre déception ?

Facebook, c’est à la fois grandiose et décevant. C’est grandiose car la plateforme offre un nouvel espace de communication qui correspond à des aspirations profondes. Cette proposition de valeur est très forte, elle correspond à une attente. La rapidité d’adoption et le nombre d’utilisateurs participent de ce succès.

Cependant, on voit bien que Facebook cherche à couvrir cet espace de communication de façon assez prédatrice, tout le monde a bien compris que Facebook d’arroge un droit exclusif sur nos données pour générer un revenu. C’est ce qui me fait dire que le modèle est difficile à maintenir.

D’autre part, on peut constater que c’est assez inefficace en termes de création de revenu et de résultat au regard de l’importance que Facebook a (le nombre d’utilisateurs, mais aussi le temps qu’ils passent sur la plateforme). Faire seulement 1 Mds de bénéfice avec 800 millions de clients, c’est assez décevant. On pourrait même conclure que c’est une démonstration qu’il n’y a pas grand-chose à faire sur ce marché.

En synthèse, Facebook répond très bien à une aspiration qui est profonde et durable, par contre, il le fait plutôt en détruisant de la valeur (sociale, d’usage, économique) qu’en en créant.

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Louis-David Benyayer

À propos de Louis-David Benyayer

Entrepreneur / consultant / chercheur / enseignant, Louis-David Benyayer est passionné par l'innovation, la stratégie, les modèles économiques et l'entrepreneuriat.

Daniel Kaplan

À propos de Daniel Kaplan

Délégué général de la Fing (Fondation Internet Nouvelle Génération). "Je suis le cofondateur et le délégué général de la Fondation pour l’Internet Nouvelle Génération (FING), un projet collectif et ouvert qui se consacre à repérer, stimuler et valoriser l’innovation dans les services et les usages du numérique et des réseaux. Depuis les années 1990, je suis profondément impliqué dans le développement de l’internet en France et dans le monde. Au niveau mondial, j’ai été responsable des adhérents de l’Internet Society et ai contribué à la création de l’Icann. En Europe, j’ai fait partie de la Chambre d’experts du programme e-Europe. En France, j’ai pris part pendant 6 ans au Conseil stratégique des technologies de l’information (CSTI), rattaché au premier ministre. Depuis janvier 2013, je participe au Conseil National du Numérique (CNN). J’ai écrit ou dirigé près de 20 ouvrages et rapports publics sur le thème de l’internet, de la mobilité, des technologies "omniprésentes", de l’e-éducation, du commerce et des médias électroniques, de l’e-inclusion, des villes de demain, du développement durable…"

4 thoughts on “Interview de Daniel Kaplan (FING) : le numérique : entre démocratisation et pouvoir des plateformes

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