“Mozilla a construit un modèle hybride associant contribution, affiliation et vente d’audience” – Interview de Tristan Nitot (Mozilla)

Tristan Nitot a participé aux débuts de Mozilla, dont il était jusqu’à février 2015 le « principal evangelist & firestarter ». Il revient ici sur Mozilla, son histoire et ses modèles économiques. Ou comment un navigateur (Firefox) fondé sur le libre a connu le succès et se retrouve confronté à d’immenses enjeux. Cette interview réalisée en 2014 a été préalablement publiée dans Open Models, les business models de l’économie ouverte. Tristan Nitot a rejoint les équipes de Cozy Cloud en mars 2015.

Mozilla a été créé sur les vestiges de Netscape. Pouvez-vous nous raconter cette histoire ?

Au départ, Netscape produisait et commercialisait un logiciel indispensable pour se connecter au Web : un navigateur appelé… Navigator ! Au début des années 1990, Microsoft s’est rendu compte que le web et les navigateurs pouvaient mettre en danger son modèle de revenus, qui résidait dans la vente de logiciels en boutique et la vente de licences aux constructeurs d’ordinateurs. Le web permettant a contrario une distribution directe et universelle, il remettait en cause la distribution et, par voie de conséquence, son modèle économique. La société s’est alors servie de son monopole sur les systèmes d’exploitation pour distribuer un navigateur gratuitement et ainsi éviter de voir son modèle menacé directement.

En trois à quatre ans, c’est-à-dire autant de temps qu’il faut pour renouveler un parc d’ordinateurs, Internet Explorer, le navigateur de Microsoft, avait obtenu 95% de part de marché.

Et ensuite, que s’est-il passé ?

À ce moment là, Netscape a décidé d’ouvrir le code source de son navigateur : le projet Mozilla était né. Le 31 mars 1998, le site mozilla.org est ouvert. Peu de temps après, AOL rachète Netscape. Dans cette configuration, les bénévoles ne se sont pas précipités pour travailler pour le « TF1 de l’internet » (le modèle d’affaire d’AOL “à péage” était loin des promesses de celui de l’Internet, voire incompatible, et il rebutait les bénévoles). En 2003, AOL liquide sa filiale Netscape et licencie ses employés. Au même moment, la fondation Mozilla est créée avec l’aide d’un apport de deux millions de dollars de la part d’AOL. La Fondation n’avait alors que 8 employés à Mountain View, en Californie.

En France, deux collègues développeurs et moi-même étions alors au chômage, suite à la liquidation de Netscape, et la toute jeune fondation ne disposait pas du financement pour nous rémunérer. Nous étions convaincus qu’il fallait faire quelque chose : le projet Mozilla était trop important pour l’avenir d’internet et il était à deux doigts de s’éteindre. Internet était alors bridé et mis sous contrôle par Microsoft. Nous étions tous convaincus des promesses et du potentiel d’un internet ouvert. Par exemple, c’est grâce à l’existence d’un navigateur libre que Linux a survécu. En Europe, nous avions un très gros potentiel de succès car il existe des communautés de gens qui ont du temps, des idéalistes, des activistes. Et nous avions des besoins que les Américains ne comprenaient pas bien, comme de disposer de versions du logiciel traduites dans les langues locales. Mais demander à des professionnels de traduire le logiciel aurait été trop coûteux. Nous avons donc commencé à structurer des communautés autour des langues : ça a très bien marché, car l’activité de traduction était accessible à des non-ingénieurs. Les bénévoles étaient vraiment motivés à la perspective de faire aboutir un tel projet (“Quand il y a un bout de toi dans le logiciel, c’est vraiment la classe !”) Ensuite, nous avons “localisé” (traduit) le site web et c’est ainsi que Mozilla Europe est né.

À ce jour, Firefox est proposé dans plus de 80 langues différentes.

Donc, au départ c’est un modèle contributif : des volontaires contribuent au code sur leur temps libre. Aujourd’hui, les comptes publiés par la fondation font état de montants qui peuvent sembler très élevés. Comment passe-t-on à une telle échelle ?

Nous avions au départ de gros problèmes d’argent. On vendait des t-shirts pour payer les frais ! À ce moment-là, nous explorions plusieurs possibilités : faire de la formation ? De l’aide au déploiement dans les grands comptes ? Développer des extensions sur mesure ? À chaque fois, nous débouchions sur la même conclusion : en dessous de 20 millions de clients, aucun modèle ne fonctionnait. Nous avons donc laissé tomber l’idée de trouver tout de suite des flux de revenus : il fallait d’abord que le produit ait du succès, tout simplement. Nous avions déjà un navigateur bardé de fonctions, mais peu ergonomique : « Mozilla Suite ». Le produit Firefox est né d’une petite équipe d’ingénieurs (dont un Français doctorant en physique dont nous n’avons plus de nouvelles) qui avaient une vraie vision pour le produit : le simplifier en retirant des fonctionnalités rarement utilisées qui compliquaient l’interface. C’était très impopulaire auprès des contributeurs, car on retirait leur don au produit, le bout de code qu’ils avaient généreusement donné ! C’est à ce moment là que le système d’extension a été inventé : on retirait la fonctionnalité et on proposait d’en faire une extension qui serait rajoutée par ceux qui en avaient vraiment besoin. Depuis, tous les navigateurs ont repris le concept et proposent un système d’extension.

Qu’a apporté en plus Firefox ?

Aux débuts de Firefox, il y a 10 ans exactement, une des nouveautés était d’offrir une zone permettant de faire des recherches sur le web. Il fallait nécessairement faire appel à un moteur de recherche, et nous avons choisi Google car c’était le plus pertinent. Google a remarqué que le trafic en provenance de notre barre de recherche était en forte croissance et nous a proposé une rémunération pour le trafic qui lui était envoyé, trafic monétisé avec de la publicité sur les pages de résultats de son moteur de recherche. Depuis, le contrat court toujours et a été renouvelé plusieurs fois. Par la suite, nous avons également signé des contrats avec d’autres moteurs de recherche. C’est ce qui permet d’offrir nos logiciels gratuitement tout en finançant l’infrastructure du projet, les salaires des permanents et les frais des bénévoles.

Et Mozilla Europe, dans tout ça ?  

Mozilla Europe était une émanation indépendante, que nous avons fusionné avec la Fondation Mozilla dix ans après sa création. Nous avions signé (en ligne simplement !) des contrats d’affiliation avec Amazon France, Amazon Angleterre et Amazon Allemagne, qui ont fini par constituer une bonne réserve financière. Cela a marché jusqu’au moment où il est devenu évident qu’il fallait payer des impôts sur ces revenus. Les contrats ont été rattachés à une société américaine soumise à l’impôt sur le revenu, Mozilla Corporation. C’est une filiale à 100% de la Mozilla Foundation, ce qui nous permet de garder notre statut à but non lucratif et une gouvernance désintéressée, tout en étant en règle d’un point de vue fiscal. Notre chiffre d’affaires annuel s’élève dorénavant à plus de 300 millions de dollars. Les activités de Mozilla Europe ont ensuite été transférées à Mozilla Foundation et Corporation, ce qui nous a permis d’embaucher plus de 150 personnes en Europe.

Les ressources sont donc conséquentes et régulières mais issues d’un nombre très réduit de clients et de sponsors. Est-ce un problème ? Et comment imaginez-vous diversifier les sources de financement à l’avenir ?

La prédominance de Google dans le chiffre d’affaires n’est pas idéale même s’il est explicitement indiqué dans le contrat que l’achat d’audience ne donne pas de voie de décision sur les évolutions du produit.

C’est pour ça que la diversification des flux de revenus est un sujet d’actualité chez Mozilla. Vous imaginez bien que la communauté n’est pas prête à accepter n’importe quoi.

Une de nos annonces récentes, certes maladroite, a été perçue comme une tentative de mettre de la pub dans Firefox. Les réactions ont été très vives et nous avons été amenés à préciser que nous pensions plutôt à des idées discrètes de mise en visibilité de partenaires. On me demande parfois si nous envisageons de recourir au crowdfunding. Nous ne l’excluons pas, mais il ne s’agira pas d’une source de financement importante. Nous sommes dotés aujourd’hui de plusieurs centaines de millions de dollars par an et personne n’est parvenu à récolter ce genre de sommes en crowdfunding. D’une façon générale, il n’est pas simple d’innover dans les organisations comme la nôtre en matière de business model.

Chez Mozilla, l’innovation naît dans des petits cercles, qui grandissent progressivement jusqu’à ce que ça devienne une évidence. Cela prend du temps.

Quelles licences sont utilisées pour Firefox ?

Nos logiciels sont mis à disposition sous plusieurs licences qui garantissent l’ouverture la plus grande possible : GPL, LGPL et MPL (Mozilla Public Licence, qui nous protège mieux des brevets logiciels) et qui permettent la collaboration : le code est ouvert, librement téléchargeable, ce qui est indispensable pour permettre la collaboration. Chaque ajout se fait sous les mêmes licences. L’utilisation de la marque Firefox n’est pas libre car c’est une marque vecteur de confiance. On peut copier, vendre et modifier tout ce qu’on veut, mais on ne peut pas l’appeler Firefox.

Comment se répartit la production entre les contributeurs et les salariés de Mozilla ?

Mozilla, c’est environ 1 000 employés et 30 000 comptes, c’est-à-dire 30 000 personnes qui ont au moins créé ou commenté un rapport, un bug… Ce sont nos contributeurs.

Ils s’occupent bien sûr du code, de la détection de bugs et de leur correction. On estime que 37% du code est produit par des contributeurs bénévoles, le reste par les équipes de salariés de Mozilla. Les contributeurs ont également un rôle à jouer dans la promotion : plusieurs centaines d’entre eux sont chargés d’organiser des événements et ont accès à des budgets de promotion. Nos développeurs salariés sont parmi les meilleurs. Ils sont courtisés par tous les grands du numérique, Google et Facebook en tête. Certains anciens de Mozilla développent aujourd’hui Chrome, le navigateur de Google et Safari, celui d’Apple. C’est un enjeu pour nous que de parvenir à attirer les talents et les garder. Ils viennent souvent par adhésion au projet, à l’indépendance de Mozilla, et aussi parce qu’ils trouvent chez nous un environnement de travail stimulant où l’on apprend énormément. C’est difficile de les garder car nous n’offrons pas de stock-options et ils reçoivent parfois des propositions de concurrents qui peuvent se chiffrer en millions de dollars. Certains n’arrivent pas à résister…

Mozilla a récemment annoncé des développements dans le mobile qui annoncent un nouveau renversement ?

Oui, on est en train de développer Firefox OS. Il est sorti en juillet 2013, est présent dans 15 pays, avec 3 modèles de téléphone, autour de 4 opérateurs. En 2014, il y aura 12 pays supplémentaires (dont la France !) et 7 modèles de téléphones différents qui pourront être achetés pour seulement quelques dizaines de dollars. C’est une évolution logique pour Mozilla, qui se devait d’avoir une présence forte sur les terminaux mobiles, dont l’utilisation massive est en train de dépasser celle des terminaux fixes. Aux dernières nouvelles, Firefox OS aurait dépassé Blackberry en Espagne, et ça n’est qu’un début !

Propos recueillis par Karine Durand-Garçon

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Tristan Nitot

À propos de Tristan Nitot

Activiste du logiciel libre, Tristan Nitot est membre du CNNUM et Chief Product Officer chez Cozy Cloud.

Karine Durand-Garçon

À propos de Karine Durand-Garçon

Open Minded, curious & innovative Senior IT Manager.

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