Traduire Wikipedia, une expérience contributive

L’une des richesses de Wikipédia est la traduction du contenu dans de nombreuses langues, parfois rares. De la même façon que des contenus sont écrits et vérifiés par la communauté, certains articles sont traduits puis vérifiés, pour peu que des contributeurs s’attellent à la tâche. Entre besoin, intérêt et difficulté, la traduction se révèle être une expérience contributive différente de la production de contenu original.

Cette interview est sous licence Creative Commons BY-SA 4.0.

Ces témoignages croisés ont été menés par écrit : les questions ont été postées en ligne par Bastien et les wikipédiens y ont répondu par écrit en contribuant sur un framapad. Le contenu du pad a ensuite été réédité pour en faciliter la lecture sans en trahir, si possible, le contenu.

Voici la liste des wikipédiens qui ont eu la gentillesse de répondre :

Merci à eux !

Quelle est votre expérience générale de la traduction sur Wikipédia ?

FF : Je traduis un peu depuis les langues romanes, l’italien et le piémontais, dans le but d’ajouter des articles sur des événements intéressants non traités sur Wikipédia. Je traduis par découverte fortuite via les articles sans interwikis des wikipédia sources ou via des messages en PDD.

NDE : Un lien « interwiki » est un lien interne vers un autre projet de la fondation Wikimedia. Une « PDD » est une « page de discussion », accessible via l’onglet « Discussion » en haut à gauche des articles : c’est là que les contributeurs des projets débattent de questions sur l’édition des articles.

CM : J’ai rarement traduit (ça me rappelle trop le boulot), mais je révise parfois des traductions, notamment depuis l’anglais, et plus rarement depuis l’italien et le russe. Les articles que je traduis entrent dans une thématique sur laquelle je travaille.

CH : La majorité des articles que j’ai créés (plus de 400) sont traduits depuis les wikipédias anglaise ou espagnole. J’ai ponctuellement traduit depuis l’italien et le néerlandais.

ED : Je collabore dans le domaine de la psychanalyse, la littérature, l’histoire littéraire, le théâtre. En général, je m’inspire des articles d’autres wikipédias mais je ne traduis pas vraiment, les procédures en vue d’une traduction me semblent assez compliquées. Quand je travaille sur un article en français, je vérifie ce que les collègues de langue anglaise en ont fait.

DC : Je m’intéresse principalement à des biographies de scientifiques et à des distinctions. Je remarque que souvent les wikipédias anglophone et germanophone sont plus complètes. Quand c’est possible, j’utilise le wiktionnaire, en le complétant de temps en temps. Quand je vois un lien rouge pour lequel je me sens capable d’apporter qqchose, je vérifie si le sujet existe dans d’autres WP, via Wikidata notamment. Et un peu aussi des liens qui me font plaisir, sur des auteurs ou des oeuvres que j’ai appréciés.

BE : Je traduis en fonction des sujets que j’aime bien. Si l’article n’existe pas sur la Wikipédia francophone mais qu’il est présent sur l’anglophone ou l’espagnole, hop, je le traduis.

PM : Je traduis peu. Je le fais principalement pour tester les outils de traduction. Je fais beaucoup de maintenance et je trouve important de comprendre comment on peut commettre des erreurs en utilisant les outils existants. Je pars en général de la wikipédia anglophone, ou bien des suggestions du bistro, ou d’un lien rouge s’il me parle.

NDE: Le « bistro » est un lieu d’échange ouvert entre contributeurs. Les « liens rouges » sont des liens vers des articles qui n’existent pas encore.

MSG : Je traduis des articles de temps en temps depuis l’anglais vers le français et l’espéranto. Pour les traductions vers l’espéranto, les propositions d’Apertium sont souvent justes, et permettent de gagner du temps, même si ça n’est pas parfait. Si ça l’était il n’y aurait même plus besoin de contribution humaine ! À noter qu’il existe des traductions entièrement automatisées.

NDE: Les suggestions d’Apertium sont proposées par l’outil de traduction développé par la Wikimedia Foundation. Cet outil permet de faire de la traduction sans passer par le wikicode.

J : Je traduis la plupart du temps depuis l’anglais. Il m’est arrivé de travailler à partir du russe, mais cela reste rare. Mes sujets sont vastes : histoire, cuisine… Je fais à l’envie, selon les sujets qui m’intéressent, ou que j’estime incomplets sur Wikipédia.

Quels outils utilisez-vous pour traduire ?

FF : J’utilise des dictionnaires, m’appuyant pour le piémontais sur la ressemblance avec l’italien et le français. Si possible je confronte également les sources avec des versions francophones.

CH : Pour l’anglais et l’espagnol, je traduis directement ou j’utilise le dictionnaire en ligne Wordreference pour les mots plus délicats. Je crée l’article sur wp:fr [NDE: la wikipédia francophone] et je traduis directement à la création, je ne fais pas de brouillon en dehors ou même dans Wikipédia.

ED: Je suis trilingue français – portugais (Brésil) – anglais. À part cela, je peux lire et comprendre l’espagnol et l’italien. Je consulte rarement Google traduction pour voir ce qu’ils proposent. Je consulte aussi l’Oxford English Dictionary, mais rarement.

DC : Depuis que j’ai découvert l’outil d’assistance de traduction (Special:ContentTranslation), je l’utilise plus fréquemment, surtout depuis l’anglais et un peu depuis l’allemand, rarement depuis d’autres langues. Si j’ai une lacune sur un mot ou une tournure, j’utilise le wiktionnaire ou des dictionnaires en ligne. Souvent je traduis le RI [Nde: Résumé introductif] et une partie du contenu, j’édite une version inachevée et je complète ma traduction. Je laisse parfois un paragraphe non traduit, en le signalant avec le modèle idoine, ou je signale mes doutes en faisant confiance à l’intelligence collective pour les pallier.

BE : Je traduis avec l’outil de traduction et, en complément, j’utilise les outils d’assistance et Linguee pour les expressions idiomatiques. Special:ContentTranslation présente une assistance à la traduction via Apertum et Yandex, la permanence des liens d’un article à l’autre, la transcription des modèles et plus encore ! À noter l’outil ne permet pas de faire de traduction collaborative.

DC : Comme BE, Special:ContentTranslation est un outil certes imparfait mais vraiment pratique pour certaines parties (catégories, liens, modèles…) et qui s’améliore d’année en année.

PM : Avec l’outil de traduction.

J : J’utilise le wiktionnaire, yandex et un dictionnaire papier.

Est-ce que la Wikimedia Foundation (ou Wikimédia France) a une politique particulière vis-à-vis des questions de traduction ?

CM : La Wikimedia Fondation s’intéresse de très près à la traduction et cherche à améliorer les outils.  Wikimédia France ne s’est pas vraiment saisi de la question, bien qu’elle promeuve les wikis en langues de France. L’association a été contactée par une plateforme de traduction appartenant à une agence pour que ses membres traduisent des extraits de l’encyclopédie sur sa plateforme, afin qu’ils puissent faire la démonstration de leurs compétences en traduction.

DC : Le déploiement de Wikidata facilite les connexions entre les wikis et les traductions. Je suppose donc que c’est une volonté délibérée, sans savoir si c’est vraiment une « politique ».

Comment sait-on si un article de la Wikipédia francophone a été traduit depuis un article d’une Wikipédia d’une autre langue ?

FF : Pour la traduction entre les différents articles, on utilise le modèle {{Traduction/Référence}} qui indique la version d’origine et y ajoute un lien, il y a aussi le modèle {{Traduit de}} qui est à placer en PDD (je n’utilise que la première solution). Sur Wikinews, où il m’est également arrivé de traduire des articles, on préfère importer les articles à traduire, comme ça le bon auteur est réellement crédité et on peut le retrouver dans l’historique.

NDE : Les « modèles » (ou templates en anglais), sont des éléments qu’on peut ajouter au contenu brut d’une page wikipédia, et dont la syntaxe permet de générer un affichage particulier. Par exemple {{refnec}} est un modèle souvent utilisé pour indiquer qu’une référence est nécessaire (plus de détails sur refnec).

PM : Jusqu’il y a peu, on le savait grâce au modèle {{Traduction/Référence}}, mais on m’a signalé que ce n’est plus obligatoire. C’était compliqué pour l’outil de traduction d’apposer automatiquement le modèle, alors les légistes de la fondation ont fini par trouver qu’il suffit d’ajouter un simple lien dans le commentaire des modifications de l’article traduit vers l’article source. Lorsque j’ai constaté que les nouvelles traductions oubliaient souvent le crédit d’auteurs, j’ai voulu modifier la page d’aide sur le sujet pour signaler que c’est obligatoire, mais j’ai été réverté [NDE: un autre contributeur a annulé la contribution] : ce n’est donc pas obligatoire. Il faut consulter la première ligne de l’historique d’un article pour le savoir. Auparavant, c’était souvent omis, et il n’y avait même pas la première ligne de l’historique pour le savoir.

Est-ce que vous vous organisez en ligne avec d’autres pour travailler sur des traductions avant de les poster sur Wikipédia ?

FF : Non, les sujets qui m’intéressent sont trop spécifiques, mais j’en discute une fois traduits pour que d’autres les complètent/corrigent s’ils le souhaitent.

CH : J’ai – rarement : deux fois, de mémoire – créé une simple ébauche puis sollicité de l’aide sur un projet lié ou à un utilisateur en particulier, pour profiter des spécialisations de ces membres et afin d’être plus sûr dans le choix de certains mots.

ED : Non. J’ai l’impression que ceux qui travaillent sur un même article que moi ne maîtrisent pas l’anglais ou n’ont pas l’habitude de consulter les pages en anglais.

DC : Non. À part un essai sur Wikimedia Commons peu probant. Et je me souviens de ma participation au défi « 24h pour un article » : le but était de traduire à plusieurs des articles jugés de qualité en anglais, mais c’était un peu trop chacun-dans-son-coin. Quand il y a une discussion, c’est sur une traduction déjà publiée, qu’elle soit achevée ou non.

BE, PM, J : Non.

Est-ce qu’il vous manque des outils ? Si oui lesquels ?

CH : Oui. Idéalement, il faudrait quelque chose comme ce site http://mymemory.translated.net, mais avec un moteur de recherche sur Wikipédia.

BE : Il manque davantage de prise en charge du français sur Apertium : la qualité est au top, mais il n’y a que deux paires de langues prises en charge (es->fr, ca->fr).

Est-ce que vous pensez que l’ajout de contenu par traduction sur Wikipédia renforce la qualité des contenus ?

FF : J’ai traduit depuis le piémontais l’article Giuseppe Pognante, portant sur un italien né en France, et ça donne un contenu qui mentionne pour la première fois le sentiment anti-italien à la suite de l’assassinat de Sadi Carnot. Dans les sources francophones c’est assez rare de le trouver.

CH : Si l’article d’origine est bien développé et sourcé, on bénéficie de ces sources auxquelles on n’aurait peut-être pas eu accès (ou moins facilement).

BE : Comme CH. Et cela permet d’accélérer « l’effet piranha » en ayant une base construite à proposer aux potentiels contributeurs.

ED : Sans doute. Souvent, il me faut aussi entrer dans la page anglaise pour la compléter.

DC : Oui. Il m’arrive régulièrement que l’article final de la wikipédia francophone soit plus riche que les originaux, en prenant des bouts de WPen [la wikipédia anglophone] et WPde [la wikipédia germanophone], voire d’autres. Et on bénéficie du travail de sourçage d’autres wikimédiens, je trouve cela précieux.

PM : Oui, dans une certaine mesure. Mais il y a un défaut : on publie sans vérifier les sources mentionnées. Je pense que si un contributeur affirmait faire la même chose à partir de sources en français, on lui reprocherait son manque de sérieux… C’est pour ça qu’il faut à mon avis absolument signaler que c’est une traduction.

CM : Sur le fond, sans doute, tant que l’article d’origine est bon. Sur la forme, non : dans mon expérience, les articles traduits comportent souvent des faux sens, des contresens, des anglicismes (ou autres), voire des phrases incompréhensibles et demandent un gros travail de révision (qui n’est pas toujours fait), soit que le traducteur se soit trop reposé sur la traduction automatique, soit qu’il ne maîtrise pas suffisamment la langue de départ ou d’arrivée, soit qu’il connaisse mal le domaine… Je prêche pour ma paroisse, mais la traduction, c’est un métier.

J : Bien sûr, on apporte un point de vue différent sur le contenu. On évite le “franco-centrage”.

Est-ce qu’il y a des débats internes sur l’utilité des traductions ?

CM : On en a pas mal discuté avec Don Camillo, mais je n’ai pas l’impression que cela fasse débat ailleurs dans la communauté. J’ai l’impression d’être une des rares personnes à ne pas être hyper favorable à la traduction, pour des raisons pragmatiques (c’est souvent très mal fait) et idéologiques (à mon sens ça nuit à la diversité des points de vue, et les sources sont nécessairement en langues étrangères).

CH : Je suis moi aussi sensible à la diversité des points de vue, mais dans le domaine de ce que je traduis, je n’ai pas eu à faire face à des cas litigieux ; de toutes façons, la traduction à partir d’autres langues « occidentales » n’offre pas une vraie alternative. Il y a eu des débats comme celui évoqué par CM, en effet.

ED : Je n’ai pas participé à ces débats. J’ai l’impression que le fait de mentionner des sources en langue étrangère dérange. Encore, des sources anglaises, ça passe mieux.

DC : Dans nos wikipermanences, mon compère et moi insistons sur l’existence des articles dans diverses langues et nous encourageons à y piocher des infos, surtout si elles sont sourcées. Si ces sources peuvent être remplacées ou complétées par des francophones, c’est du bonus.

BE : Pareil que CM et DC, bien qu’il y ait peu de débats. J’apprécie de pouvoir faire confiance à un contributeur qui participe dans ma langue, et je fais de même pour un contributeur qui contribue dans une autre langue. Il n’y a pas pour moi de contre-indication à traduire. Et allez trouver une source en français pour un village de Corée ou une locomotive mexicaine ! Dans les permanences grand public, il y a une forte demande de personnes souhaitant faire des traductions.

PM : Sur la qualité, oui : les traductions automatiques sont détestées. Mais sinon, non. Et j’ajoute que la version beta de l’outil de traduction fait discuter les malheureux membres du projet Maintenance dont je fais partie : l’outil de traduction a des défauts, il génère du code inutile, et donc j’espère que l’utilisation de l’outil ne se répandra pas avant la publication d’une version plus propre.

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Bastien Guerry

À propos de Bastien Guerry

Bastien Guerry est développeur et consultant, spécialiste des questions liées au logiciel libre et à l'éducation numérique. Il milite pour les libertés numériques depuis la fin du XXème siècle, date à laquelle il découvre simultanément GNU/Linux, les communautés de libristes, et la programmation.

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