Jérôme Schatzman : Le fait de réfléchir à son impact doit devenir une norme et pas une exception.

essec business model ESS

Jérôme Schatzman est entrepreneur social et l’actuel Directeur Exécutif de la Chaire Innovation et Entrepreneuriat Social de l’ESSEC.

Pour commencer, pouvez-vous nous parler de la Chaire que vous dirigez, ses valeurs, son rôle ?

Nous venons de rédiger une nouvelle charte dans laquelle notre vision est celle d’une société où les logiques économiques, environnementales et sociales se complètent et s’articulent au service d’un monde meilleur.

Je rappelle que notre mission est triple : produire et de diffuser de la connaissance ; renforcer la capacité à agir –par la formation initiale, continue et l’accompagnement d’entrepreneurs ; et expérimenter des solutions concrètes –à l’image de ce qui avait été fait avec le programme Une Grande Ecole pourquoi pas moi ? mais aussi avec l’incubateur Antropia ESSEC, avec également l’idée d’expérimenter sur des méthodes pédagogiques comme les MOOC et de façon plus générale, ce qui touche au numérique.

L’idée est que la Chaire soit complètement intégrée dans l’ESSEC, quelle irrigue et se nourrisse de ce qui est fait par ailleurs, bien sûr avec les chaires les plus proches comme la Chaire Philanthropie, mais aussi avec les autres : santé, produits de grande consommation, etc.

L’ESSEC a toujours défendu des valeurs avec un esprit pionnier et humaniste et notre Chaire est donc très en phase avec cela. Au démarrage il a fallu que nous fassions nos preuves. Il fallait expliquer ce que l’on faisait et pourquoi. Nous avons progressivement trouvé notre place au sein de l’institution.

Qu’est-ce, pour vous, qu’un social business, et faites-vous une différence avec l’entreprise sociale, si oui, laquelle / lesquelles ?

Le social business, c’est le terme popularisé par Mohammad Yunus, combiné à une approche Bottom of the Pyramid (BoP). La stratégie BoP peut être intéressante mais il faut être très vigilant sur la réalité des besoins auxquels on répond… Donner aux plus pauvres un accès à la consommation de masse n’est pas automatiquement producteur d’impact social…

Social business, entreprise sociale,…, peu importent les termes ; ce qui compte c’est l’impact, et comment on le mesure ?

Le fait de réfléchir à son impact doit devenir une norme et pas une exception.  C’est un sujet complexe, plus compliqué que de calculer un résultat d’exploitation uniquement financier, mais c’est bien pour cet impact que l’on devient entrepreneur social, alors autant le mesurer. Finalement il s’agit de répondre à la question : « est-ce que ça marche ? »

Les stratégies d’alliance, de social business,  avec de grandes entreprises peuvent être intéressantes, car si on gère bien le risque de dérive de la mission sociale, on dispose de plus de ressources et donc on multiplie son impact !

Observez-vous des transformations dans les modèles économiques des social businesses dans le temps ? Quels sont les défis qu’ils doivent relever ?

D’abord, il y a de plus en plus d’entrepreneurs sociaux qui emploient des formats juridiques dits « commerciaux », c’est-à-dire qu’ils utilisent par exemple le statut de Société par Action Simplifiée pour produire de l’impact social.

On assiste à une raréfaction des subventions publiques, ce qui implique d’inventer de nouveaux business models et de développer l’hybridation des sources de revenus.

Les associations qui vivaient grâce aux subventions  n’arrivent plus à se développer. Elles doivent donc générer des revenus propres, par exemple en créant une filiale commerciale, et en tout cas en cherchant à valoriser leur impact.

On assiste également à l’arrivée en France des contrats à impact social (CIS). L’idée est très intéressante, notamment concernant la répartition du risque. Cela rend critique la question de la mesure de l’impact : que mesure-t-on et que paye-t-on ? Certains diront que l’on monétarise quelque chose (l’impact social) qui n’est pas forcément quantifiable, que ces contrats sont forcément réducteurs et approximatifs, et qu’il faut aussi rendre compte d’impacts « qualitatifs ». Tout cela n’est pas faut, mais les CIS démocratisent la notion d’impact et la remettent au centre. Il faudra voir exactement comment cela se met en mouvement !

Sont-ils complémentaires aux modèles marchands classiques ou viennent-ils en substitution ?

L’entrepreneuriat social insiste sur la notion d’impact. Il faut que l’on arrête d’ignorer les externalités négatives, nos emprunts à la nature, etc. Ce qui serait intéressant ce serait qu’il n’y ait plus une entreprise en France qui ne réfléchisse pas à son impact, et que toutes se demandent qui « emprunte » à qui ? Qui capture de la valeur à qui ? Kering a fait un travail intéressant sur le sujet avec son E P&L. Personnellement, j’aimerais que cela devienne normal de se poser ces questions.

Beaucoup d’entreprises classiques sont des entreprises sociales qui s’ignorent. Il n’y a pas d’un côté les méchants et de l’autre les gentils, tout cela est graduel, et il faut voir ce que l’on met dans son périmètre de responsabilité. Pour moi les entreprises classiques doivent se sentir responsables de leurs impacts, positifs ou négatifs. Les entreprises sociales peuvent les y aider, mais elles ne sont pas tout le temps des modèles de vertu : sur l’égalité homme/femme, nous ne sommes pas mieux que les autres par exemple.

Je n’opposerais donc pas les deux modèles, je préfèrerais qu’ils convergent vers une approche  où le profit à court terme ne prend pas le dessus sur les impacts à moyen et long terme. Malheureusement, la financiarisation de notre économie bouleverse le rapport au temps. Dans l’entreprise familiale, on réfléchit à vingt ans ; dans l’entreprise cotée, l’horizon est bien plus court et le développement durable n’est considéré que s’il ne réduit pas la rentabilité du trimestre… la financiarisation influe sur le sens profond des activités de l’entreprise.

Quel doit être le rôle de l’Etat et des collectivités vis-à-vis de ces initiatives sociales ?

Déjà, l’Etat doit jouer un rôle de modèle sur ses propres activités, être lui-même responsable.

Il a aussi un rôle de normalisation : par exemple la norme sur le gaspillage alimentaire a fait bouger beaucoup de lignes sur le sujet.

De façon générale, l’Etat doit créer un écosystème favorable au développement de l’entrepreneuriat social.  Il doit faire en sorte qu’il y ait assez de personnes bien formées, assurer l’existence d’infrastructures de qualité qui permettent les échanges. Mais je ne pense pas que la puissance publique doive être présente tout le temps et partout… mais elle doit fixer les règles  du jeu pour que chacun prenne son risque en les connaissant. 

L’Etat a aussi un vrai rôle à jouer dans la valorisation des initiatives. Il doit reconnaitre, valoriser et labelliser.

Il peut aussi avoir un impact déterminant sur le financement de l’expérimentation et de l’innovation, mais ce n’est pas forcément  son rôle que de tout financer. Avec les contrats à impact social, l’Etat finance de l’innovation mais délègue une partie du risque, c’est intéressant.

Par rapport à l’entrepreneuriat, il y a encore beaucoup à faire. Le cadre législatif est bien trop complexe. Et la manière dont on les laisse prendre tous les risques sans leur proposer de couverture sociale est à questionner…

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Quelles seraient vos recommandations et quelles seraient pour vous les conditions pour qu’un social business model soit à la fois viable et véritablement responsable et social ?

Vu la somme d’effort que cela représente d’entreprendre, autant penser grand, en essayant de ne pas avoir peur de l’échec ; l’échec est une étape, on peut l’accepter, recommencer, faire différemment et le faire vite pour bien rebondir et s’adapter.

Penser grand, cela peut vouloir dire qu’il faut accepter que l’on ne va pas tout faire tout seul.

Frateli et Passeport Avenir, deux associations qui faisait pratiquement la même chose,  viennent de fusionner pour avoir plus d’impact, c’est une démarche encore trop rare.

Un autre enjeu de taille, les salaires dans l’entrepreneuriat social : comment mieux payer les entrepreneurs sociaux, et leurs salariés ? Ils ont les mêmes compétences que les autres et créent des activités qui ont une forte utilité sociale, mais ils gagnent moins…

Cela pose pour moi la question de l’ambition, veut-on faire un petit truc sympa ou veut-on changer le monde ? Si on veut changer le monde, il faut s’en donner les moyens.

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Antoine Rieu

À propos de Antoine Rieu

Antoine prépare une thèse sur les fondements, la qualification et la dynamique de la valeur dans les joint-ventures sociales (JVS), avec une perspective normative de contribution à un changement institutionnel global. Sa thèse est dirigée par la socioéconomiste Isabelle Guérin (Institut de Recherche pour le Développement, Université Paris Diderot) et la philosophe Cécile Renouard (CODEV – Entreprises et développement, ESSEC Business School). Pour cela, il a rejoint la plateforme SocialCOBizz (co-créée par l’Association pour la réinsertion économique et sociale, le Groupe d’insertion sociale par le travail, Vitamine T, Investir &+ et Yoobaky Ventures) dédiée à la capitalisation et l’essaimage du modèle de JVS, en tant que Manager R&D. Antoine est diplômé du bachelor de l’Essec, d’une licence de philosophie de l’université de Nanterre et du master de recherche en sciences économiques et sociales de l’EHESS.

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