Denis Stokkink: « On observe dans toute l’Europe une tendance à l’hybridation des ressources. »

Denis Stokkink est fondateur du Think and Do Tank européen Pour la Solidarité et Rapporteur général du Groupe d’experts sur l’entrepreneuriat social auprès de la Commission européenne (GECES). Observateur depuis de nombreuses années de l’entrepreneuriat social européen il nous dresse un panorama des initiatives institutionnelles et entrepreneuriales récentes. 

Cet article est publié dans le cadre de la recherche social impact business model.

Vous avez été nommé en 2015, Rapporteur général du GECES. Les travaux de ce groupe d’experts s’inscrivent dans une démarche plus globale de la Commission européenne en faveur de l’économie sociale : la Social Business Initiative (SBI). Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?

La Social Business Initiative a été lancée en octobre 2011 par Michel Barnier, commissaire européen au marché intérieur et aux services de l’époque, Antonio Tajani, commissaire aux industries et à l’entrepreneuriat et par László Andor, commissaire européen à l’emploi, aux affaires sociales et à l’insertion. Avec la SBI ces trois commissaires de la Commission Barroso ont lancé une communication sur l’entrepreneuriat social, premier texte politique sur le sujet.

C’est Michel Barnier qui a proposé la formule de “Social Business Initiative” en référence à Muhammad Yunus et ses projets développés avec Danone… Des entreprises aux modèles économiques assez classiques (vendre des produits alimentaires) mais à finalité sociale (permettre aux populations déshéritées de se nourrir convenablement à bas coût).

La publication de la Social Business Initiative a été précédée d’un séminaire de trois jours en juin 2011 qui réunissait des experts de différents pays. L’objectif de cet événement était de définir le concept qui allait être mis en évidence dans la future SBI. Ainsi, au terme de ces échanges, la Commission européenne a présenté une définition assez ouverte de l’entrepreneuriat social, à savoir un entrepreneuriat dont la finalité est sociétale; la gouvernance, démocratique; et dont les surplus financiers ne doivent pas bénéficier de manière outrancière aux actionnaires.

Si un regard expert examine cette définition, il fera immédiatement le lien avec la définition de l’entreprise d’économie sociale que l’on peut retrouver dans des textes comme la loi française sur l’ESS de juillet 2014, par exemple.

Avec la SBI, Michel Barnier a voulu démontrer qu’il y avait une forme d’entrepreneuriat complémentaire à celle de l’entreprise classique. La SBI fait en quelque sorte la synthèse des modèles qui existent dans les pays anglo-saxons (où l’on parle de “social entreprise”), de ce que l’on retrouve dans les pays en développement (comme avec les entreprises du Pr. Yunus) et enfin une vision plus européenne (notamment avec l’économie sociale que je qualifierais de “latine”).

Il s’agissait là d’une avancée majeure ! Pour la première fois, on disposait d’un texte politique qui engageait l’ensemble de la Commission. Auparavant, on ne parlait pas d’entrepreneuriat social, on se focalisait sur des sujets techniques liés aux entreprises d’économie sociale, comme la lutte contre la pauvreté, la finance solidaire, ou encore le principe de coopérative européenne. Cette vision transversale était un élément tout à fait nouveau.

Quelles ont été les suites de la Social Business Initiative ?

L’entrepreneuriat social a infusé dans l’ensemble de la Commission européenne. On en parle dans de nombreuses directions générales à présent ! Le sujet est ainsi géré par la Direction générale Emploi et Affaires sociales. Mais il existe également une unité qui traite de l’entrepreneuriat social au sein de de la DG GROW. La DG NEAR, qui suit la politique de voisinage de l’Europe voit dans l’économie sociale un levier de développement économique pour les pays du Sud. La DG RECHERCHE s’intéresse quant à elle à l’innovation sociale. La DG FISMA, enfin, travaille sur les problématiques de garantie bancaire avec les établissements qui financent les entreprises d’économie sociale. De nombreuses portes se sont ouvertes pour les entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS) avec la SBI.

Les travaux du GECES ont également contribué à l’appropriation de l’économie sociale par la Commission européenne. Ce groupe dont j’étais le rapporteur général a réuni 70 experts. L’objectif était d’émettre des recommandations auprès de la Commission européenne autour de ces quatre sujets concernant l’entrepreneuriat social :

  • Améliorer l’accès au financement
  • Accroître la visibilité de l’entrepreneuriat social
  • L’amélioration de l’environnement juridique
  • Renforcement de la dimension externe

Nous avons remis nos recommandations lors d’une conférence européenne à Bratislava, capitale de la Slovaquie qui assurait la Présidence du Conseil Européen au deuxième semestre 2016.

Vous êtes un observateur européen aguerri de l’entrepreneuriat social. Quelles mutations majeures de ce champ de l’économie européenne avez-vous pu constater ces 10 dernières années ?

J’en soulignerais deux. D’abord l’hybridation des ressources, c’est à dire le fait pour les entreprises sociales de diversifier leurs sources de financement est une tendance qui traverse toute l’Europe et pas seulement la France. Les coopérations entre entreprises classiques et entreprises de l’économie sociale autour des achats responsables, ou de la co-construction de produits et de services sont également une tendance que l’on retrouve dans de nombreux pays européens.

denis stokkink europe entreprise sociale

Mais il y a bien deux types de modèles économiques qui cohabitent en Europe. Il y a d’un côté, les tenants d’une vision où l’Etat doit jouer un rôle moteur vis à vis des entreprises de l’ESS et notamment de leur financement. C’est en partie l’approche de pays comme l’Italie, la France, le Portugal, le Luxembourg ou la Belgique. Il y a 20 ans dans ces pays, l’Etat finançait en grande partie des structures d’économie sociale, essentiellement les associations à but non lucratif. Même si cette vision a encore la dent dure, un principe de réalité fait que l’économie sociale et solidaire doit hybrider ses modèles économiques. Preuve en est avec la loi cadre sur l’ESS en France qui introduit une cinquième famille aux côtés des statuts classiques (associations, coopératives, etc.) : la famille des entreprises commerciales à finalité sociale et la création de l’agrément Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale (ESUS). Bien sûr il y a aussi historiquement dans ces pays, à côté du secteur associatif, un secteur fort essentiellement coopératif, dans le secteur marchand.

Et puis, il y a une vision quasi exclusivement entrepreneuriale : celle des Britanniques, des Irlandais, des Allemands, des Scandinaves, des Néerlandais et d’une bonne partie des pays d’Europe Centrale… Soit les deux tiers de l’Europe! Cette approche lie projet économique et finalité sociétale et vient se mêler à d’autres éco-systèmes comme ceux des incubateurs de start up, de l’économie collaborative ou de l’économie circulaire. Ces entreprises sociales trouvent des financements et des services particuliers pour se lancer et se développer. Je pense notamment au groupe bancaire autrichien, Erste Group qui a développé des produits financiers ainsi qu’une offre d’accompagnement dédiés aux entrepreneurs sociaux. On peut également citer Impact Hub, ce réseau de tiers-lieux dédiés à l’impact social très présent en Europe Centrale.

Il y a eu des confrontations très musclées entre ces deux visions au sein du GECES. A titre personnel, je pense que l’ancienne approche latine de l’ESS – avec un Etat financeur quasi exclusif – relèvera bientôt du voeu pieu. On a parfois l’impression de se retrouver face au syndrome du village gaulois au milieu de l’empire romain. Nous perdons de l’influence, mais nous n’en sommes pas conscients. Il y a de nouvelles tendances qui naissent et s’installent autour de nous. Au lieu de les regarder de manière suspicieuse, nous aurions intérêt à nous en inspirer.

Dans 50 ans, le financement des entreprises de l’ESS par les pouvoirs publics, ça n’existera quasiment plus !

On l’a compris, l’hybridation des modèles économiques des entreprises sociales est une tendance de fond dans de nombreux pays européens, ce qui semble parfois provoquer de vifs débats entre les acteurs de l’économie sociale. Y-aurait-il une approche plus fédératrice qui permettrait de les mettre d’accord ?

Depuis près de 10 ans, un concept s’ancre profondément : celui de l’innovation sociale. A tel point qu’il se retrouve au coeur de la stratégie Europe 2020.

Dès janvier 2009, suite à la faillite de Lehman Brothers, Manuel Barroso – pourtant chantre du libéralisme ! – a organisé un séminaire fermé sur le concept d’innovation sociale. Même pour lui, l’innovation sociale se trouve depuis la crise de 2008 au coeur d’un nouveau modèle économique à construire.

Comme l’entrepreneuriat social, ce concept a fait des petits au sein des institutions européennes : il y a une unité administrative dédiée à l’innovation sociale, des prix européens sur l’innovation sociale ont été créés, une initiative sur l’innovation sociale a vu le jour.

Ce principe a le mérite de mettre autour de la table des acteurs, publics ou privés, associatifs ou à but lucratif et de les inciter à défricher ensemble des champs nouveaux pour répondre aux défis qui se posent à nous : insertion des migrants, inclusion numérique, etc.

Mutation des modèles économiques, institutions européennes à l’écoute de l’entrepreneuriat social, place de plus en plus importante de l’innovation sociale. On se mettrait presque à espérer voir se développer des entreprises sociales de dimension européenne…

Mais elles existent déjà ! Je vais prendre deux exemples français qui montrent que l’Europe est un territoire où les entreprises de l’ESS peuvent croître et avoir un impact positif dans de nombreux pays.

Le Groupe UP (ex Chèque Déjeuner) est pour moi un exemple emblématique d’entreprise d’économie sociale qui a su innover sur son secteur d’activité sans pour autant trahir ses valeurs coopératives. Cette SCOP ne cesse d’ouvrir des filiales à travers l’Europe et même au-delà, au Maroc ou au Mexique. Ils ont réussi à créer un modèle coopératif au niveau européen tout en adaptant leur offre business aux réalités de chaque territoire. Ils ont également utilisé le dispositif de Comité d’entreprise européen pour permettre une représentation de leurs salariés dans chacun des pays où ils sont implantés.

Autre exemple, de taille totalement différente et sur un tout autre secteur d’activité : SIMPLON. Cette jeune SAS agréée ESUS travaille sur l’inclusion numérique et a déjà dupliqué son modèle en Roumanie, en Afrique du Sud, au Liban ou en Côte d’Ivoire. Soit en créant des filiales, soit en nouant des partenariats avec des structures locales. Pour eux, il y a un véritable enjeu à s’insérer dans les stratégies européennes autour de l’inclusion numérique pour soutenir leur développement.

Voilà la nouvelle génération d’entreprises de l’ESS : des entreprises qui ont un impact social important, rendu possible grâce à un modèle économique hybride, qui certes, sont en lien avec les pouvoirs publics mais au même titre qu’avec d’autres parties prenantes… Des entreprises qui ont un projet entrepreneurial innovant et un fort taux de croissance. Le tout mis au service de l’utilité sociale !

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Julien Bottriaux

À propos de Julien Bottriaux

Consultant, propulseur d’innovations sociales, photographe social, Julien a également été directeur de l’Atelier – Centre de ressources de l’économie sociale et solidaire. Il a collaboré avec Ashoka Canada et travaillé avec de nombreux entrepreneurs sociaux pour imaginer des solutions innovantes aux défis sociaux et environnementaux.

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