Thibaut Guilluy : « Chacune de nos entreprises d’insertion a un modèle différent »

Thibaut Guilluy dirige le groupe Ares qui accueille chaque année 600 salariés en insertion dans ses entreprises. Depuis sa création il y a 25 ans plusieurs modèles différents ont été créés avec comme objectif de disposer d’outils adaptés à différents publics. Il nous retrace l’histoire de ces évolutions, nous explique le rôle joué par la gouvernance et la culture et les modèles innovants que le groupe a créé, parfois en partenariat avec des entreprises classiques.

Cet article est publié dans le cadre de la recherche social impact business model

Ares a 25 ans, comment a évolué le modèle économique du groupe d’entreprises d’insertion que vous dirigez depuis plus de 10 ans ?

Ares a commencé en créant le concept d’entreprise d’intérim d’insertion en 1991. A sa création, l’association était soutenue par la SNCF et Manpower qui en étaient les membres fondateurs.

Entre 1991 et 1998, Ares s’est développée par la création de plusieurs entités : une agence d’intérim d’insertion, une entreprise d’insertion sous forme de  SARL, une autre sous forme associative et une troisième sous forme de CAVA. Ces développements ont été rapides et en 1998, Ares s’est retrouvée en situation économique difficile et une période de redressement a commencé. Des entreprises ont été fermées, d’autres reprises et pendant cette période, la priorité a été mise sur le redressement économique pour assurer la continuité du projet. En 2004, la situation avait été assainie et on était passé d’une hyper croissance déficitaire à une hypertrophie excédentaire ! Nous réalisions alors une bonne marge sur les 5 M€ d’activité mais nous avions diminué l’exigence sur la réalisation de notre projet social. Nous avons eu alors de nouveau les moyens de remettre l’accent sur celui-ci.

À partir de 2004, nous sommes progressivement repartis dans une logique de croissance et d’innovation, cette fois avec une double vigilance : réaliser notre projet social tout en étant attentif à l’équilibre économique de nos activités. Nous avons créé de nouvelles entreprises : une entreprise d’insertion à Paris en 2005, une en Seine Saint Denis en 2006, une en Seine et Marne en 2016. Également nous avons repris des entreprises ou associations existantes (La Petite Reine en 2009 et Atelier Sans Frontières en 2014). Enfin nous avons créé des joint-venture sociales (LogIns en 2011 et Acces en 2016). Une dizaine d’années plus tard, nous réalisons un volume d’activité de 25M€, notre situation financière est saine et nos résultats en termes d’insertion avoisinent cette année les 70%.

Quel est vôtre modèle économique aujourd’hui ?

Les modèles sont différents suivants les structures. En moyenne 75% de nos ressources proviennent du chiffre d’affaires des prestations que nous réalisons pour nos clients et 25% de subventions pour l’accompagnement social et professionnel. Cette balance entre chiffre d’affaires et subvention est différente suivant nos entreprises, certaines ont une part de chiffre d’affaires moins importante, ce sont celles qui accueillent les publics les plus éloignés de l emploi ou qui ont une part de main d’œuvre inférieure dans la valeur ajoutée.

Les entreprises d’Ares sont dans le champ économique et poursuivent un impact social, ces deux logiques sont peuvent parfois être contradictoires, comment réalisez vous les arbitrages ?

Le plus important est d’avoir une gouvernance qui ne pollue pas les arbitrages. Toutes nos entreprises sont détenues par une association qui poursuit un but d’intérêt général et dont la gestion est désintéressée. Ne pas avoir d’actionnaire financier qui attende de maximiser son retour sur  investissement  ou de détentions privées du capital favorise l’alignement à la finalité sociale.

Ensuite, la plupart des décisions opérationnelles sont prises collégialement par des représentants des dimensions économiques et sociales. C’est le cas bien sûr lorsque nous recrutons mais aussi quand nous répondons à un appel d’offre ou lorsque nous effectuons le suivi de nos opérations.

Enfin, la meilleure façon de réaliser les bons arbitrages est de diffuser cette culture au sein de nos équipes. Faire que chacun, quelle que soit sa responsabilité ou son rôle porte ce double enjeu : notre objectif d’impact social et notre responsabilité économique pour assurer la continuité du projet.

Comment favorisez-vous cette culture ?

La documentation est importante et utile. Nous avons quelques documents synthétiques qui expliquent notre projet social et nos objectifs économiques. Ensuite, la communication en continu est déterminante, expliquer à chaque fois, pourquoi les décisions sont prises, au regard des deux dimensions, le projet social et l’objectif économique.

Enfin, les outils d’évaluation et de mesure doivent prendre en compte la dimension sociale et la dimension économique. Nous devons valoriser les performances sur les deux plans.

Les entreprises du groupe Ares sont détenues par une association, quelle est la gouvernance de cette association ?

Les membres de l’association sont bénévoles et ils n’exercent pas de rôle opérationnel, ni dans l’association, ni dans les entreprises détenues par l’association. Même s’ils ne sont pas en prise directe avec le quotidien de l’activité, ils participent aux moments importants et s’impliquent en soutien ou en conseil sur des opérations particulières.

Le rôle du conseil d’administration est triple. Il est tout d’abord le gardien du projet social, il est ensuite garant des équilibres sociaux et économiques et enfin il joue un rôle de soutien, conseil et réseau.

Depuis 5 ans Ares a développé des joint-ventures sociales avec des entreprises, quelles raisons motivent ces associations avec des entreprises classiques ?

Notre première expérience de joint-venture sociale est LogIns, une entreprise d’insertion de personnes en situation de handicap que nous avons créée avec XPO logistique (anciennement Norbert Dentressangle).

Au départ, nous avions envisagé de créer cette structure seul, sans partenaire. Quand l’équipe a présenté ce développement au conseil d’administration, les administrateurs ont soutenu l’idée du projet et ont demandé pour prendre leur décision d’être rassuré sur le risque d’exécution, nous n’avions pas de compétence forte en logistique et nous sortions d’une expérience difficile avec une acquisition d’entreprise qui s’était mal passée, en partie car nous n’étions pas suffisamment expert dans son activité.

Un partenariat avec un acteur de la logistique était donc un moyen pour bénéficier d’une compétence en logistique et donc réduire le risque. Nous avons alors mené une étude pour identifier des partenaires potentiels, Norbert Dentressangle figurait dans la liste. Un de nos clients, SFR, était également client de Norbert Dentressangle et un rendez-vous a été organisé. Les choses sont allées très vite puisque dès ce premier rendez-vous une équipe mixte a été constituée pour créer la structure et 6 mois plus tard nous commencions les opérations.

Au-delà de cet exemple, l’intérêt pour une entreprise d’insertion de s’associer avec un expert d’un métier est très fort car le partenaire apporte une expertise métier qui diminue le risque opérationnel. Les entreprises d’insertion sont spécialistes de l’insertion, pas nécessairement des activités des entreprises qu’elles créent pour leurs salariés.  S’associer à un professionnel du secteur est un avantage certain pour avoir le bon niveau de professionnalisme et d’efficacité économique.

Quel est l’intérêt de vos partenaires à s’engager dans ces projets qui sont parfois éloignés de leurs modes opératoires et qui ne poursuivent pas les mêmes objectifs que leurs autres structures ?

Au départ, c’est une question d’envie, c’est le déclencheur. Ils veulent participer à un projet à but non lucratif, ils veulent être utiles. Cette envie est nécessaire, on ne peut pas faire sans, mais elle n’est pas suffisante pour que les projets soient durables. Une JVS n’est pas une action de philanthropie, quand nous nous engageons dans un partenariat, nous travaillons quotidiennement ensemble pour réaliser des prestations qui sont vendues à des clients, c’est parfois difficile. Pour que cela tienne, il faut aussi que ce partenariat produise des résultats pour notre partenaire, qu’il nourrisse ses intérêts et soit durablement créateur de valeur pour lui-même : gagner de nouveaux clients, améliorer son image, renforcer le sentiment d’appartenance de ses collaborateurs par un projet utile, être source d’innovation, il y a de nombreux impacts positifs possibles…

Ares est un groupe constitué d’entreprises avec des modèles différents, quel regard portez-vous sur la capacité de chacune à produire un impact social ?

On peut mesurer l’impact de nombreuses façons et nos entreprises illustrent ces différentes façons de considérer l’impact. Il y a bien sûr une mesure quantitative : le nombre de salariés qui passent par nos entreprises et la proportion qui retrouve un emploi durable. Nous agissons dans ce sens en créant de nouvelles entreprises pour pouvoir embaucher plus de salariés et en améliorant notre dispositif d’accompagnement pour favoriser le retour à l’emploi durable. C’est en quelque sorte un impact direct.

Nous revendiquons également un impact moins quantitatif, qui relève de l’innovation et du plaidoyer. Nous souhaitons par certaines de nos initiatives créer de nouvelles formes  d’entreprises.

C’est le cas par exemple avec LogIns. Les entreprises adaptées (qui emploient des personnes en situation de handicap) apportent une réponse qui nous semble partielle car elles ne permettent pas à ces salariés de rejoindre ensuite des entreprises classiques. Nous avons créé LogIns pour permettre à nos salariés de rejoindre ensuite n’importe quelle entreprise, nous avons ainsi créé le modèle de l’entreprise adaptée d’insertion. Notre but ici n’est pas quantitatif, nous voulons faire bouger les lignes. Une autre illustration est notre projet d’entreprise d’insertion dans les prisons pour favoriser l’emploi des détenus lorsqu’ils ont purgé leur peine.

Chacune de nos entreprises a un modèle différent pour servir des objectifs d’impacts particuliers. Et toutes nos entreprises sociales visent aussi, par une collaboration très active avec le monde de l’entreprise, à aider celui-ci à jouer un rôle toujours plus actif et positif dans l’inclusion sociale et professionnelle.

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Louis-David Benyayer

À propos de Louis-David Benyayer

Entrepreneur / consultant / chercheur / enseignant, Louis-David Benyayer est passionné par l'innovation, la stratégie, les modèles économiques et l'entrepreneuriat.

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